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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/480

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Le Dahra[1] est une longue chaîne de montagnes qui s’étend entre la vallée du Chelif, depuis les environs de Mostaghanem jusqu’à Ténès, d’où elle se relie, par Cherchel, avec l’autre chaîne qui entoure le bassin de la Metidja. Nous avions à traverser le Dahra dans une partie qui n’est pas la plus élevée, mais qui n’est pas la moins tourmentée. On comprend en passant par là combien devait être dure cette guerre que nos soldats y ont eu à soutenir contre la race énergique et sauvage des Kabyles[2]. Il y a cinquante kilomètres de Ténès à Orléansville; qui croirait qu’au beau milieu de ce vaste guêpier, un Français a eu l’audace d’établir une ferme où il a tenu bon pendant toute l’insurrection, sans en vouloir sortir lui-même et sans qu’un Kabyle y ait pu entrer ? L’énergie de cet homme a été une ressource précieuse pour les détachemens qui tenaient la campagne entre Ténès et Orléansville, et qui trouvaient à la ferme des Trois-Palmiers des rafraîchissemens et un lieu de sûreté.

Cette ferme était située sur le territoire d’un des chefs les plus féroces du Dahra, le fameux Kobzili, dont le douar était à une portée de fusil de la ferme au moment de notre passage. C’était chez lui que le colonel Canrobert avait décidé que nous déjeunerions. Nous ne fîmes donc qu’une courte halte à la ferme; mais, peu enthousiaste de la cuisine arabe, j’y fis provision de saucisson et de quelques bouteilles de vin. Avant tout, et comme nous arrivions chez Kobzili sous les auspices du colonel, j’avais demandé à ce dernier si le vin et la viande de porc ne seraient pas un scandale qui violerait les lois de l’hospitalité. — Faites, faites, me dit le colonel; nous n’avons pas à ménager cet animal-là. — Il paraît en effet qu’à part l’hostilité déclarée dont on l’avait bien guéri, le mauvais vouloir de Kobzili à notre égard était tel que nous n’avions rien à perdre dans ses bonnes grâces. Il n’y avait qu’une politique à suivre avec lui, celle de le contenir par la terreur.

Nous arrivâmes donc à son douar ou plutôt à sa dachra, car il logeait dans le gourbi et non sous la tente, sans que rien fût disposé pour nous recevoir, quoique nous eussions été annoncés. Personne ne venait à nous. Les quelques figures que nous voyions passer d’un gourbi à l’autre semblaient ne pas s’apercevoir que nous fussions là. On fut en quelque sorte obligé de mettre en réquisition les premiers qu’on put attraper. Le colonel leur demanda où était Kobzili, et comment il se faisait qu’il ne se présentât pas. On répondit qu’il était parti à cheval le matin pour je ne sais quel marabout où les autres chefs de ce cercle devaient aller saluer le maréchal au passage. Ce zèle parut trop beau au colonel, qui connaissait l’homme et qui n’en crut rien. — Vous allez dire à Kobzili que je lui ordonne de se présenter sur-le-champ, et que, s’il ne le fait pas, ce sera moi qui me chargerai de le déterrer. En attendant, préparez-nous la dhiffa.

Nous avions, pour appuyer cette menace, une escorte d’une douzaine de chasseurs d’Afrique, superbe cavalerie d’ailleurs, et dont le prestige

  1. Dahr, Dahra, signifie dos en arabe.
  2. Les Français, en arrivant en Afrique, ont adopté, pour beaucoup de noms inconnus, l’orthographe des voyageurs ou géographes anglais, très rationnelle chez ceux-ci, très impropre dans notre langue pour reproduire les mêmes noms. C’est ainsi, par exemple, que nous avons écrit Sidi-Ferruch pour Sidi-Ferredj, et Kabyle pour Kabaïle.