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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/481

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grandissait singulièrement dans la circonstance. L’ordre du colonel dut être plusieurs fois répété. On feignit d’envoyer des émissaires de divers côtés; mais le déjeuner était servi, et nous étions en train de déchiqueter quelques poules étiques noyées dans des écuelles remplies de je ne sais quelle graisse indéfinissable, lorsque Kobzili parut. Il était en temak ou bottes arabes de maroquin rouge, comme un homme qui descend de cheval. Il baisa la main du colonel, fit tous les salamaleks, raconta qu’il s’était mis en voyage pour aller saluer le maréchal, mais qu’ayant appris en route l’arrivée du colonel dans son douar, il s’était empressé de tourner bride pour venir le recevoir. Le colonel lui répondit : C’est bien; mais qu’une autre fois je ne t’y prenne plus.

Kobzili était un petit homme trapu, aux épaules larges comme une porte cochère. On racontait de lui des histoires atroces, mais non plus que sa figure. Sa bouche contournée semblait une énorme balafre qui lui traversait une joue pour aller rejoindre la tempe. On disait qu’un accès de colère lui avait laissé cet ornement. Ses petits yeux jaunes et inquiets semblaient être ceux d’un jaguar qui épie sa proie. Dans un autre accès de colère, il aurait, à ce qu’il parait, éventré une de ses femmes à coups de yataghan. Tout tremblait autour de lui, et l’on comprend facilement en effet ce que de pareilles passions, servies par une structure athlétique, devaient imprimer de terreur chez ceux qui avaient à en essuyer les orages. Il n’y avait pas d’atrocités qu’il n’eût commises pendant la guerre. Nous le regardâmes avec le genre de curiosité que peut inspirer une bête féroce réduite à l’impuissance de dévorer ses spectateurs.

Une chose bien remarquable avant d’arriver à Ténès est la gorge de l’Oued-Allalah. C’est une crevasse étroite, surplombée par des roches qui s’élèvent presque toujours verticalement à plusieurs centaines de mètres de haut. On fait quatre kilomètres dans cette ornière de titans. Peu de spectacles au monde ont une plus sévère et plus redoutable majesté. A l’entrée de cette gorge sont des mines de cuivre dont on nous montra des échantillons. L’autre extrémité s’évase un peu avant de déboucher dans la mer. Dans cet évasement, formant un petit vallon encaissé, sont quelques jardins et la toute petite ville mauresque du vieux Ténès. La ville française, plus élevée, est construite sur la falaise, et touche à la mer.

Le bateau à vapeur nous y attendait; mais le colonel Canrobert nous retint à dîner. Notre amphitryon et le commandant du Caméléon nous pressaient d’aller à Oran avant de retourner à Alger. Le commandant, allié du maréchal, y mit surtout les plus aimables instances : ses ordres étaient de mettre son bateau à la disposition de MM. les députés, et, quant à lui, il serait heureux de les mener partout où ils voudraient, n’ayant besoin de se trouver à Oran que pour l’époque où le maréchal y arriverait. Deux des trois députés n’avaient aucune objection; ils s’en remirent à M. de T.., retenu par le peu de temps qui lui restait pour tout ce qu’il avait à faire et par des raisons de famille qui exigeaient son retour à Alger pour le lendemain. On lui promit de lever cette dernière difficulté en envoyant la nuit même une caravelle qui serait le lendemain matin à Alger, et préviendrait les inquiétudes que l’ajournement de son retour pourrait faire naître. cette offre levait la seule difficulté qui pût rester, et notre départ fut décidé. Une heure après, nous