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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/660

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débuts ? Elle se propose d’exprimer le sentiment religieux. En possession d’une science incomplète, elle comprend cependant la nature intime de sa tâche ; elle ne s’arrête pas à la réalité, elle essaie de la franchir et réussit dans son entreprise. Où trouver dans la réalité des têtes aussi pieuses, aussi ferventes, une expression aussi évangélique, aussi céleste que les têtes de Giotto et de fra Giovanni ? Qu’ont-ils fait pour enchaîner l’admiration de leurs contemporains, à bon escient ou à leur insu, peu importe ? Ils ont dégagé le sentiment religieux, exprimé par les têtes qui s’offraient à leurs yeux, et l’ont exagéré volontairement dans leurs œuvres, pour lui donner plus de relief et d’évidence. Désespérant, à bon droit, de pouvoir lutter avec la nature, ils ont renoncé à la copier pour l’interpréter.

C’est à ces termes en effet qu’il faut ramener toutes les créations du génie humain. Les plus belles, les plus grandes, les plus puissantes, ne sont qu’une interprétation de la réalité. Si la nature possède seule le secret de la vie, le génie à son tour possède seul le secret de l’interprétation. La philosophie peut bien expliquer en quoi consiste le rôle du génie dans le domaine de l’art, mais elle ignore et ne peut enseigner les procédés du génie. La transformation poétique de la réalité est soumise à des lois mystérieuses que les artistes inspirés n’ont jamais révélées, et qu’ils n’ont peut-être jamais songé à découvrir. La volonté n’intervient pas dans cette métamorphose, ou lorsqu’elle essaie d’intervenir, elle est presque toujours obligée d’avouer son impuissance ; l’étude, la méditation, peuvent la préparer, mais ne la rendent jamais infaillible et nécessaire. Le génie est un don de Dieu, comme la force et la beauté : c’est une faculté privilégiée, dont la source ne sera jamais connue.

Si l’imitation n’est pas le but de l’art, comme l’a très bien démontré M. Cousin par le raisonnement et par l’histoire, l’illusion ne saurait être pour l’artiste, quel qu’il soit, un moyen d’assurer le succès. Depuis trente ans, on a fait grand bruit en France de la vérité locale et historique, les poètes qui se donnaient et se donnent encore aujourd’hui pour les disciples de Shakspeare et de Schiller ont cherché dans la vérité locale et historique le but suprême de la poésie dramatique. Les décorateurs et les costumiers se sont mis à l’œuvre avec une ardeur qui ne s’est pas ralentie. Nous avons eu des copies très habiles de palais et de cathédrales, d’armures et de pourpoints. Les poètes qui prétendaient renouveler la scène française, doués d’ailleurs de qualités brillantes, habiles à combiner les incidens, rompus au maniement du langage, n’avaient oublié qu’une chose : c’était de dérober à Shakspeare et à Schiller le secret de leur génie. Prenez à votre gré Roméo ou le Roi Lear, don Carlos ou Wallenstein, étudiez en tous sens ces œuvres puissantes et inspirées :