Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/727

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paresse, sûr que vous en sortirez bien vite pour arriver à son comptoir. Le familier, l’ami, le complaisant, auront disparu alors ; vous vous trouverez en face d’un patenté qui vous ouvrira ses livres en vous disant que vous commencez à prendre trop de place dans la colonne de votre passif, et qu’il serait temps de rétablir la balance. Le temps où vous vous contentiez de peu, souvent même de rien, sera bien loin derrière vous ; vous aurez pris goût aux plaisirs coûteux, aux satisfactions d’amour-propre, aux éloges stupides qui vous font rougir, mais que les faux artistes ont besoin d’entendre résonner autour d’eux pour travailler, comme les mules qui s’excitent au bruit de leurs grelots. Vous travaillerez alors sans relâche, et Morin ne vous laissera plus la liberté du caprice ; il vous enverra le programme de votre tableau au coin de la toile. Puis un beau jour, quand il aura épuisé votre veine, il vous dira que vous baissez, il vous humiliera par les succès préparés à de nouvelles recrues qui auront plus tard le même sort que vous, et à la fin il vous proposera de vous rendre votre liberté, à moins qu’il ne vous plaise d’accepter un emploi de broyeur dans sa fabrique. Vous voudrez essayer de vous passer de lui ; mais il arrivera que vous vous trouverez partout opposé à vous-même. On vous évincera précisément à cause de votre réputation compromettante. Vous vous reprendrez alors d’une belle passion pour les études graves ; mais l’art, qui a horreur de ces adultères, vous renverra aux brocanteurs de bas étage. Vous tomberez sur la table des commissaires-priseurs, et vous serez péniblement adjugé entre un lot de ferraille et un lot de chiffons. Que ferez-vous alors, découragé, dédaigné, méprisé, trop avancé dans la vie pour pouvoir la recommencer, subissant à votre tour la pitié de ceux que vous avez connus autrefois obscurs, misérables, et que vous rencontrerez maintenant heureux et célèbres, possédant en réalité la chose dont vous n’avez eu que l’ombre, tandis que vous serez réduit à peindre des stations de la croix à cent francs la douzaine pour les fabriques d’églises villageoises ?

Ces alarmans pronostics n’avaient pas réussi à persuader Francis. — Mais, dit-il à Antoine, il faut vivre cependant. — Ne viviez-vous pas avant de connaître Morin ? répondit celui-ci. — Sans doute, répliqua Francis, mais ce n’était pas sans peine ; je ne sais pas comment je ferais, si je devais recommencer une semblable existence. Pourtant, se hâta-t-il de dire, si j’étais soutenu, encouragé par l’exemple, si je vivais, comme vous, dans un milieu d’enthousiasme, au centre d’affections actives comme celles qui vous environnent, à cet incessant contact avec des intelligences fraternelles, j’acquerrais peut-être une foi qui me manque, j’en conviens, une persévérance qui résisterait à toute séduction dangereuse ; mais je suis isolé :