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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/728

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j’avais des amis qui se sont détachés de moi ; j’ai horreur de la solitude et de l’ennui. Alors, vous comprenez ?

— Parfaitement, répondit Antoine ; il faudrait que vous vécussiez au milieu de nous. C’est cela que vous vouliez me demander ? Vous aurez entendu parler de notre petite réunion, et Dieu sait les quolibets qu’on fait pleuvoir sur nous : il est facile de médire de ce qu’on ne connaît pas, plus facile encore de ce qu’on connaît mal. Je vous dirai la vérité sur notre association. Si son esprit répond à l’idée que vous vous en êtes faite, mes amis et moi nous entreprendrons votre sauvetage ; mais il faut que vous sachiez à quoi vous vous engagez en prenant place parmi nous.

Antoine expliqua alors longuement à Francis les mystères d’une existence que celui-ci connaissait déjà en partie. Il profila l’une après l’autre les figures de tous ses amis. Selon lui, tous n’avaient pas de talent encore prouvé. — Nous avons, disait-il, parmi nous des poètes dont la muse balbutie encore ; mais elle balbutie juste. Il en est d’autres, reprit Antoine, et il se mit franchement du nombre, dont les œuvres déjà accentuées se montrent filles de bonne race. Quant à notre pauvreté, nous la subissons comme on accepte le froid pendant l’hiver ; seulement notre hiver est rude, on ne peut le nier. Aussi notre espérance n’est-elle pas une poétique figure, comme la dépeignent les allégories : c’est une chétive compagne qui soupire ses consolations plutôt qu’elle ne les chante. Chez nous, les jours se suivent et se ressemblent, et il en est beaucoup depuis trois ans dont nous avons pu mesurer la longueur sur un proverbe très connu. Il y a pourtant des gens qui nous disent : Il est bon que les jeunes gens connaissent cette vie-là, cela leur trempe le caractère. — Oui, dans du vinaigre. — Pour nous, si nous avons échappé à cette amertume, par laquelle les gens les mieux doués trahissent involontairement leur malheur, c’est grâce à l’exemple de résignation que nous avons au milieu de nous, dans la personne de notre grand’mère.

Je vous dirai son histoire en deux mots, et vous ne pourrez vous empêcher d’admirer le rôle qu’elle joue parmi nous. Il y a trois ans, elle vivait chez nos parens, achevant tranquillement sa vie laborieuse dans le repos de la vieillesse, comme un bon ouvrier qui a fini sa journée. Un soir, comme nous ne voulions pas prendre l’état auquel notre père nous avait destinés, ayant appris que nous allions travailler dans un atelier de peinture, il nous dit à la fin du dîner : « Vous avez mangé mon pain pour la dernière fois ; allez vivre ailleurs, et comme vous pourrez : vos malles sont faites. — Et la mienne aussi, dit notre grand’mère en se levant de table. Je pars avec mes petits-enfans. » Notre mère pleurait, mais la grand’mère était calme : elle monta dans sa chambre, fit un paquet de ses hardes et