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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/739

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VI. – LA PRINCESSE RUSSE.

Pendant le chemin, Francis résumait ses impressions de la soirée. À part Lazare, tout le monde l’avait accueilli avec une apparence de cordialité ; mais il avait remarqué dans les paroles et les façons d’agir de ses co-associés quelque chose qui indiquait vaguement la protection. Il acceptait la franchise entre gens destinés à vivre familièrement, et cependant il eût souhaité que cette liberté d’opinion prît un peu plus de précautions pour s’exprimer. Deux ou trois fois dans la soirée on avait eu occasion de parler de sa peinture, et on s’était montré aussi prodigue de conseils, dont il ne contestait pas l’utilité, qu’on s’était montré avare de termes qui eussent au moins constaté une intention bienveillante. « Après tout, se dit Francis, je n’ai pas vu qu’ils fissent beaucoup de chefs-d’œuvre. » Et, se rappelant quelques passages des conversations qui avaient rempli la soirée, Francis se disait encore : « Ils ont beau protester, il y a dans l’esprit de chacun d’eux une source d’aigreur cachée sans qu’ils s’en doutent, un peu de déclamation dans leurs discours, et certainement de l’affectation dans leur simplicité. Des gens qui ne les connaîtraient pas et qui n’auraient pas vu ce qu’ils font seraient même autorisés à supposer que leur dédain pour de certaines œuvres a sa cause dans l’impuissance où ils sont d’en produire de semblables. Je ne dis pas que cela soit, ajouta mentalement Francis, comme pour protester contre une opinion offensante envers ses amis ; je crois seulement qu’on pourrait le dire. »

Comme il rentrait chez lui, son concierge lui remit une lettre qui avait été apportée dans la soirée par un valet en grande livrée. — Je sais ce que c’est, dit Francis en montant son escalier quatre à quatre ; il rompit le cachet, courut des yeux à la signature et n’en trouva pas. C’était un billet dans lequel la princesse*** lui demandait si ses occupations lui permettaient de venir lui donner des leçons. Elle le priait de répondre, afin qu’elle sût si elle devait conserver ou congédier son professeur actuel : pas un mot de plus. Francis demeura désappointé ; il croyait à une commande de nouvelles peintures, et la princesse ne lui parlait même pas de ses tableaux qu’elle avait achetés. Ce désappointement l’atteignait dans ses intérêts d’abord, et le ton de la lettre le blessait dans sa vanité ; ce n’était pas même une lettre, mais un billet strictement poli, six lignes de pattes de mouches élégantes, disant rapidement ce qu’elles voulaient dire, et pas de signature.

— Grande, dame et Tartare par-dessus le marché ! murmura Francis en froissant le billet ; je ne lui répondrai seulement pas. — Il comprit cependant combien ce silence serait de mauvais goût, et il commença