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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/986

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— Ah ! tu veux dire quand la fièvre m’a pris dans les alpages ? Au diable ! je n’y pensais plus. Oui, oui, ce fut une dure épreuve pour elle. Personne qui put lui donner secours ; ni médecin, ni remèdes. Et moi qui allais du mauvais côté… Pas moins, elle est restée ferme et fidèle à son devoir, et sans elle je serais plié à cette heure[1]. Ton verre, fillole, que nous buvions à sa santé.

— Et à la vôtre, mon parrain.

— N’importe, poursuivit l’ancien armaillé, qui, une fois ramené aux images de la jeunesse, continuait à les rappeler avec complaisance ; n’importe, la vie avait beau être rude là-haut, on n’en était pas plus malheureux pour ça ! Le meilleur été que je me rappelle est encore celui que j’ai passé au Pèlerin avec ta mère et la Henriette. Le cidre était un peu aigre, le pain un peu dur ; mais nous étions vifs comme des grimpions et gais comme des Laires. Le soir, nous allumions des ébavx sur la roche pour danser des coraules à trois devant la flamme ; la Henriette les savait toutes[2].

— Et il y en avait une surtout que vous aimiez plus que toutes les autres.

— La coraule de la Bergère et l’Oiseau… Ah ! on te l’a dit ? Oui, par ma vie ! c’était plaisir quand les deux filles la chantaient, et pense que je ne l’ai plus entendue depuis, car ici ils ont tous oublié les vieilles chansons. Tu la saurais, toi ? ajouta le paysan, dont les yeux brillèrent.

— Écoutez seulement. — Et la jeune fille se mit à chanter.

« Sur les sapins d’Eguenoire, j’ai vu un oiselet si beau ! Ses plumes étaient noires et rouges ; il chantait le jour et la nuit ! Quand j’entends ce que dit sa douce voix, je sens mon cœur battre. Ah ! je voudrais l’avoir prisonnier dans une cage pour l’entendre toujours chanter[3] ! »

— C’est ça, c’est bien ça ! interrompit Jacques bruyamment ; par mon saint, je crois entendre la Henriette ! Continue, fillole, continue ; ta voix me fait rebrousser de vingt années !

Marthe acheva la chanson, et, après chaque couplet, son parrain l’interrompait en frappant la table de son verre, qu’il vidait et remplissait tour à tour. Enfin, quand elle eut fini, il se leva échauffé par le vin et par ses souvenirs.

— C’est dit ! s’écria-t-il en embrassant la jeune fille ; tu es ma mignonne, je te revaudrai le plaisir que tu viens de me faire. Quand

  1. Expression suisse pour dire être enseveli.
  2. Grimpion, le grimpereau ; la laire, l’alouette. — les ébaux, les feux de joie allumés dans la montagne. — Les coraules, les rondes dansées à la voix.
  3. La chanson de la Bergère et l’Oiseau est en patois des Ormonts. Nous nous sommes borné à en traduire un couplet.