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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/987

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j’entends cette chanson, ça me rappelle la montagne, ma jeunesse, la Henriette… Enfin, c’est bête à dire… mais ça me fait quelque chose ! Aussi, tu vois, quand je suis arrivé ici ce soir, j’aurais voulu faire des foudres[1] ; je croyais que j’allais m’ennuyer comme une marmotte en hiver : eh bien ! foi d’homme ! tes histoires et tes airs, ça m’a ragaillardi.

— Faut-il vous en dire d’autres ? demanda Marthe.

— Non ; en voilà assez pour une fois, répondit Jacques, qui allumait sa pipe ; on ne peut pas toujours chanter. Voyons, comment pourrions-nous bien finir la soirée ?

— Mais comme vous la finissiez les jours de pluie dans les mazots, reprit la jeune fille. N’y a-t-il pas un jeu de cartes ?

— Après ?

— Nous pouvons jouer la binoc.

— Tu connais la binoc ! s’écria Jacques émerveillé.

— Et je gage que je gagnerai mon parrain ! dit Marthe en riant.

Barmou, qui s’était levé, se rassit vivement.

— Ah ! tonnerre ! c’est ce que nous allons voir. Vite, fillole, enlève la nappe et allume une clarté. Ah ! tu joues la binoc ! Alors nous allons nous amuser royalement. À la pinte, ils ne savent jouer que le piquet. Voyons, en place, et donne des féveroles pour marquer les points.

En un tour de main, la jeune fille eut tout préparé, s’assit devant son parrain, et commença la partie annoncée. Le paysan y mettait un entrain qu’elle ne lui avait jamais vu. Enhardie par sa bonne humeur, elle se laissa aller à une expansion tendrement familière. À chaque coup, c’étaient des exclamations et des rires auxquels Jacques s’associait franchement. L’ancien armaillé se sentait redevenu jeune ; il se croyait encore dans le mazot de la montagne avec sa sœur et la Henriette. Pour compléter son contentement, soit hasard, soit inattention de Marthe, Jacques gagna coup sur coup plusieurs parties, ce qui ajouta à ses bonnes dispositions l’orgueil du triomphe. Il en vint à être assez content de lui-même pour être content de tout le monde. La soirée se prolongea dans une gaieté que renouvelaient sans cesse les contes de Marthe, et quand la grande pendule de la Forêt-Noire, qui occupait le coin de la salle basse, sonna dix heures, Barmou soutint qu’elle avançait, et il ne se décida qu’avec effort à interrompre le jeu pour souhaiter le bonsoir à sa filleule.

  1. Faire des foudres, expression vaudoise pour dire gronder très fort.