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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1177

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d’eux-mêmes. La meilleure des primes offertes à l’émigration, c’est la liberté des personnes et la sûreté de la propriété dans la nouvelle patrie ; c’est ce qui attire aux États-Unis les colons, qu’introduit en Russie la force des armes.

Maintenant voici le colon arrivé en Russie, le voilà aux États-Unis : une fois entré dans l’un ou l’autre de ces deux pays, qu’y devient-il ? À quelle industrie va-t-il se vouer ? Comment en Russie, comment aux États-Unis s’établit une ferme, un centre d’exploitation quelconque, industrielle ou agricole ? comment s’y forme un village, puis une cité ?

Aux États-Unis, le nouveau colon est en général un étranger qui arrive on ne sait d’où, auquel on ne demande pas même d’où il vient, et qui, dès qu’il a touché un port de l’Union américaine, va où il lui plaît, parcourt, s’il le veut, tous les états, circule de l’un dans l’autre sans passeport, sans avoir à dire à personne son nom, sa demeure, ses desseins. Avant de prendre un parti et de se fixer sur un point déterminé du territoire, il délibère longuement. Et d’abord quelle profession adoptera-t-il ? Se fera-t-il cultivateur ou artisan ? Achètera-t-il du coton ou des terres ? Sera-t-il planteur ou marchand ? Son choix étant fixé, quel lieu sera le plus favorable à l’exercice de son industrie ? Quel est l’état nouveau où les émigrans font le plus vite leur fortune ? Est-ce Indiana, Missouri, Arkansas ? Faut-il s’enfoncer dans l’ouest jusqu’aux Montagnes-Rocheuses ? Ici se vendent à vil prix des terres fertiles : n’est-ce pas le cas de les acheter pour les revendre ? Cet emplacement favorisé par la rencontre de deux fleuves n’est-il pas destiné à devenir quelque jour le siège d’une grande cité ? Tous les terrains qui l’environnent ne centupleront-ils pas de prix ? N’y a-t-il pas déjà dans cette contrée plus d’agriculteurs qu’il n’en faut ? Celle-ci fournit-elle trop ou trop peu de céréales ? Voilà sur quoi délibère incessamment l’émigrant débarqué en Amérique, non-seulement le jour où il arrive dans ce pays, mais encore tout le temps qu’il y réside, — et de cette délibération continuelle, de cette fièvre ardente de spéculation abandonnée à toute sa liberté, naît en somme, non-seulement l’activité la plus avantageuse à chaque individu ingénieux à se créer une existence, mais encore la plus profitable au bien public. Ces graves questions, desquelles dépendent d’abord son sort particulier, puis l’intérêt général qui s’y lie, c’est lui seul qui les discute ; le gouvernement n’y prend aucune part. La théorie américaine est que l’intérêt privé, qui pour spéculer sur les intérêts généraux a besoin d’abord de les bien connaître, sait mieux les discerner que le pouvoir social et politique qui les juge de sa hauteur. Il semble en effet qu’en ces matières le bon sens du premier venu s’y entende mieux que le génie du plus grand homme.