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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1178

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Les aventuriers qui, il y a moins de cinquante ans, hasardèrent sur les bords de l’Ohio l’établissement devenu Cincinnati, ne s’y sont pas trompés. Washington, en fondant la ville qui porte son nom dans un lieu mûrement délibéré, n’a créé qu’une cité artificielle et factice.

Il ne se fait en Russie rien de pareil. Le colon qui arrive n’a point à discuter des questions qu’il trouve toutes résolues. Le gouvernement a décidé qu’il placerait ici ou là un certain nombre de laboureurs ; le nouveau venu est dirigé avec sa feuille de route vers le champ qui lui est désigné, et sur lequel il est placé comme un soldat est mis en faction. Peut-être ce champ est-il stérile, peut-être ailleurs y a-t-il des terres fertiles non encore occupées, peut-être les céréales sont-elles surabondantes dans ce lieu où il va encore en accroître la quantité : ce sont là des questions qu’il n’a point à débattre. Son poste lui a été assigné, il n’a plus qu’à s’y tenir. Le jour où il est placé sur cette terre, il en fait partie comme le bétail que l’on installe sur une métairie. De ce jour il est serf. Le servage est le droit commun de toutes les populations agricoles de la Russie. Il faut excepter les Cosaques, qui, astreints à un service militaire spécial, ne connaissent ni corvées, ni servage, ni impôt, et que M. de Haxthausen, par une analogie un peu forcée, appelle la chevalerie moderne du peuple slave. Il y a bien aussi dans ce pays une classe de paysans dits paysans libres, créée par l’empereur Alexandre, et au sein de laquelle on peut espérer d’être admis ; mais ces paysans libres, qui du reste paient la capitation et sont soumis comme tous les autres à la conscription militaire, forment une classe exceptionnelle et restreinte. Un ukase du 21 novembre 1601 astreint à la glèbe tous les paysans russes, sans faculté possible de changer le lieu de leur résidence. Sous Pierre le Grand, ils sont déclarés serfs. S’il est paysan de la couronne, le serf paie, sous le nom d’obrock, une certaine redevance qui, en général, n’excède pas 10 roubles[1]. La condition de paysan de la couronne est préférable, parce que la charge du serf, dans ce cas, est fixe et limitée. Si le paysan est la propriété de quelque seigneur, ce qui est le cas ordinaire, celui-ci lui impose soit des travaux de corvée, soit un obrock ou redevance fixe.

Presque tous les paysans des terres seigneuriales sont exploités par corvées[2]. La corvée est imposée partout où les terres sont fertiles et l’exploitation avantageuse. Là où la terre est médiocre ou stérile, on impose au serf un obrock ou redevance fixe. Il y a des paysans qui paient à leur seigneur un obrock de 50 roubles. L’obrock

  1. Le rouble (d’argent) vaut environ 4 fr. de notre monnaie.
  2. M. de Haxthausen, t. II, p. 8 et 114.