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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1218

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lui offrais mon voltaire, et je prenais une chaise ; c’est une politesse ; je sais que cela se fait. Quand j’allais autrefois chez le ministre pour causer de nos affaires, il me montrait toujours un fauteuil. J’étais souvent appelé dans son cabinet ; deux hommes qui se voient fréquemment, vous entendez,… on finit par se lier. L’estime particulière qu’il me témoignait m’encouragea même à lui demander une marque de faveur. À l’occasion de la fête de ma femme, je donnais un grand dîner où je réunissais quelques amis, des fournisseurs, mes contre-maîtres, mon caissier, la marraine de ma fille, une personne très bien élevée ; je me hasardai à inviter le ministre. Ce n’était pas choquant, il n’était qu’un parvenu comme moi. — Mme Bridoux serait particulièrement flattée si elle pouvait avoir l’honneur de vous recevoir, lui dis-je. — Le ministre fut désolé ; il était précisément invité au château. Il s’excusa poliment ; rien à dire, vous entendez… Du reste, joli dîner, bien servi : vins de choix, marée fraîche, liqueurs des îles, tout ce qu’il fallait. Au dessert, la bonne apporte sur la table un grand carton ; tout le monde se regarde. — Vous êtes donc folle, Julie ? dit ma femme ; qu’est-ce que c’est que ça ? — La bonne répond qu’elle fait ce qu’on lui a commandé. — Qui ? demanda Mme Bridoux. — Comme j’avais mes raisons pour ne pas répondre, je jette mon couteau sous la table, et je fais semblant de le chercher. Je ne lève le nez que lorsque j’entends un grand cri d’admiration poussé par tous les convives. En ouvrant le carton, ma femme avait trouvé dedans un cachemire des Indes, un vrai cachemire ; ça coûtait bien mille écus, mais, parole d’honneur, j’ai eu pour dix mille francs de plaisir à voir la joie de ma femme. Ç’a été une des belles soirées de ma vie. Le cachemire a été vendu aussi ; ma femme ne l’a jamais mis ; elle voulait l’étrenner au mariage de sa fille.

Dans ce temps-là, poursuivit l’infatigable discoureur, nous avions quelques idées sur mon neveu ; il avait reçu de l’instruction ; nous l’avions vu élever. Je dis à ma sœur : Si tu veux, je prendrai ton fils à la maison ; je l’emploierai à ma comptabilité. Eh bien ! plus tard, s’il se conduit bien, moi j’aurai fait ma pelote, je lui donnerai ma fille. — Malheureusement sa mère était trop bonne : à seize ans, on lui permettait d’aller au spectacle ; il lisait des romans ; il rentrait après dix heures du soir. À seize ans, c’était fort. J’en fis l’observation à ma sœur. — Quand il en aura vingt, il ne rentrera plus, lui dis-je. Il n’était pas à la maison depuis un mois, que je m’aperçus que j’avais fait une mauvaise acquisition. Ce fut mon caissier qui nie prévint. — Monsieur, votre neveu me gêne plus qu’il ne m’est utile, me dit-il ; il sort toutes les cinq minutes pendant une heure pour aller fumer des cigarettes dans la cour, et le peu de temps qu’il