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reste au bureau, il l’emploie à composer des chansons qu’il apprend aux ouvriers. – Je lis appeler mon neveu : Je te reverrai avec plaisir comme parent, mais comme employé je ne peux pas te garder, lui dis-je. Je suis resté cinq, six ans sans le voir ; puis un beau jour il est débarqué à la maison avec une barbe de sapeur. C’était juste après mes malheureuses affaires. Je lui sus gré de s’être souvenu qu’il était de mon sang. Il faisait toujours des chansons, ça ne lui donnait pas meilleure mine. Je lui ai prédit que ses chansons le feraient crever de faim. Il ne veut pas avoir l’air d’en convenir. Quant à sa cousine, elle le reçoit très froidement, bonjour, bonsoir, jamais un mot de plus.

Ainsi parlait M. Bridoux, tout en déjeunant sur le pouce. C’était sa manière ordinaire de discourir. On comprendra qu’elle devait surprendre ceux qui l’entendaient pour la première fois. Antoine et Jacques se regardaient avec un égal étonnement. Il aborda ensuite avec la même faconde le chapitre de sa fille, fille s’était vouée à l’instruction, et, pour être plus tôt en état de recueillir un bénéfice de cette profession, pendant trois années elle avait travaillé jour et nuit afin de conquérir les diplômes nécessaires pour avoir le droit de professer. Comme ces trois années d’études avaient été coûteuses, le ménage était dans un état voisin de la nécessité. Hélène courrait le cachet, en attendant qu’elle pût ouvrir un cours et être en état d’y recevoir des élèves. M. Bridoux énumérait, avec cette prodigalité de détails dont on a en le spécimen, toutes les difficultés que sa fille avait dû vaincre pour terminer en trois fois moins de temps qu’il n’en faut ordinairement les études nécessaires. Son naïf orgueil atteignait presque à l’éloquence, quand il racontait comment Hélène espérait faire de sa science un élément de fortune qui pourrait assurer à son père une meilleure existence dans l’avenir. Il s’enthousiasmait en songeant à la science que possédait sa fille. — Si on lui retirait tout ce qu’elle a dans la tête, disait-il, je suis sûr qu’on pourrait en emplir une grande bibliothèque ; Ce qu’elle a là est incalculable, et rien que des livres sérieux, comme son cousin n’en a jamais ouvert. Je suis sûr, ajoutait-il, comme pour donner une idée de ces vastes connaissances, je suis sûr qu’elle pourrait nous dire le nom de tous les villages devant, lesquels nous passons, car elle les connaît pour les avoir vus sur la carte.

Et sans aucune transition, M. Bridoux initiait ses auditeurs aux habitudes de la vie qu’il menait avec sa fille. Suivant une expression employée plus tard par Jacques, il ouvrait non-seulement à leurs regards les fenêtres de son intérieur, mais encore les portes des armoires. Souvent même Antoine et son ami s’étaient trouvés embarrassés par des révélations que l’on ne hasarde ordinairement qu’à l’oreille