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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1270

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Ce n’est pas même au surplus en luttant de finesse que les gouvernemens l’ont déjouée. Le cabinet anglais a mérité d’être taxé de crédulité dans le parlement, et lord Clarendon en est réduit à recueillir dans ses dépêches quinze protestations du gouvernement russe en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman. — quinze protestations démenties par les faits !

En réalité, on pourrait dire que les cabinets de l’Occident n’ont nullement cherché à être habiles. Leur vraie force a été dans leur sincérité, dans leur droiture, appuyée sur un sentiment juste de leurs intérêts en Orient. Dans ce duel diplomatique de l’habileté et de la bonne foi intelligente, c’est l’habileté qui a été vaincue, et c’est là la véritable moralité de ces longues négociations. Il ne serait point impossible d’ailleurs que toute la dextérité de la Russie ne tournât contre elle-même. N’a-t-on pas vu récemment le cabinet de Saint-Pétersbourg, irrité des qualifications sévères qu’il avait reçues dans le parlement anglais, insinuer qu’il y aurait eu entre le gouvernement du tsar et celui de la reine Victoria une correspondance mystérieuse où aurait été débattue la possibilité d’un démembrement de la Turquie ? Or le gouvernement anglais, sous le coup de ces insinuations assez perfides, est, dit-on, sur le point de publier cette correspondance, qui semble promettre dans tous les cas d’offrir une preuve nouvelle des touchans efforts de la Russie en faveur de l’intégrité de l’empire ottoman, si l’on cherchait à se faire une impression dernière d’après tous les actes et les paroles de la Russie depuis un an. la moins inexacte peut-être serait que le gouvernement russe se tenait pour tellement assuré de sa prépondérance en Orient, qu’il a cru pouvoir tenter un coup décisif, ne supposant pas même devoir rencontrer un obstacle sérieux ; aussi sa surprise a été grande quand il s’est trouvé en face de l’Europe, qu’il croyait endormie ou désunie. Sans nul doute, sa politique et sa dignité se sont trouvées mises en jeu dans une certaine mesure ; mais c’est lui-même qui les avait engagées sans que l’Europe y fût pour rien. Ainsi tombent toutes les interprétations et tous les commentaires épuisés par le cabinet de Saint-Pétersbourg pour rattacher à une pression européenne cette série d’actes violens et agressifs que la politique russe a accomplis depuis un an. C’est là au surplus une guerre de plume qui semble n’avoir plus d’opportunité aujourd’hui. Il y a des momens où toute cette subtilité byzantine condensée dans le dernier mémorandum russe n’est plus d’aucun poids dans la balance ; c’est quand les faits parlent, quand la diplomatie se tait, quand les armées vont agir.

Il en est malheureusement ainsi aujourd’hui. La Russie continue son rôle en représentant dans ses manifestes les puissances occidentales comme allant faire la guerre au christianisme en Orient. Quant à la France et à l’Angleterre, elles n’en sont plus aux paroles et aux manifestes ; elles agissent en vue de ce conflit qu’elles sont décidées à trancher par l’épée. Une partie des troupes anglaises destinées à opérer en Orient est déjà embarquée. Les corps qui doivent composer l’armée française sont désignés. C’est M. le maréchal Saint-Arnaud qui a le commandement suprême des forces combinées, lesquelles doivent s’élever, pour le moment, à soixante-dix mille hommes. D’un autre côté, deux escadres de l’Angleterre et de la France se disposent à faire voile pour la mer Baltique ; l’escadre anglaise est même déjà partie, dit-on, pour pouvoir agir à la rupture des glaces. Ce sont là au surplus des préparatifs