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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/500

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de cet esprit de sacrifice, d’amour pur, de dévouement exalté qui fait le fond de la chevalerie ? Quant à chercher parmi les Arabes, ainsi qu’on l’a voulu, l’origine de cette institution, entre tous les paradoxes littéraires auxquels il a été donné de faire fortune, celui-ci est vraiment un des plus singuliers. Conquérir la femme dans un pays où on l’achète ! rechercher son estime dans un pays où elle est à peine regardée comme susceptible de mérite moral ! Aux partisans de cette hypothèse je n’opposerai qu’un seul fait : la surprise qu’éprouvèrent les Arabes de l’Algérie, quand, par un souvenir assez malencontreux des tournois du moyen âge, on chargea les dames de distribuer les prix aux courses du Beiram. Ce qui semblait au chevalier un honneur sans égal parut aux Arabes une humiliation et presque une injure !

L’introduction des romans bretons dans le courant de la littérature européenne opéra une révolution non moins profonde dans la manière de concevoir et d’employer le merveilleux. Dans les poèmes carlovingiens, le merveilleux est timide et conforme à la foi chrétienne : le surnaturel est produit immédiatement par Dieu ou ses envoyés. Chez les Kymris au contraire, le principe de la merveille est dans la nature elle-même, dans ses forces cachées, dans son inépuisable fécondité. C’est un cygne mystérieux, un oiseau fatidique, une main qui apparaît tout à coup, un géant, un tyran noir, un brouillard magique, un dragon, un cri qu’on entend et qui fait mourir d’effroi, un objet aux propriétés extraordinaires. Rien de la conception monothéiste, où le merveilleux n’est qu’un miracle, une dérogation à des lois établies. Rien non plus de ces séries d’êtres personnifiant la vie de la nature, qui forment le fond des mythologies de la Grèce et de l’Inde. Ici c’est le naturalisme parfait, la foi indéfinie dans le possible, la croyance à l’existence d’êtres indépendans et portant en eux-mêmes le principe de leur force mystérieuse : idée tout à fait contraire au christianisme, qui dans de pareils êtres voit nécessairement des anges ou des démons. Aussi ces individus étranges sont-ils toujours présentés comme en dehors de l’église, et quand le chevalier de la Table-Ronde les a vaincus, il leur impose d’aller rendre hommage à Genièvre et se faire baptiser.

Or, s’il est en poésie un merveilleux que nous puissions accepter, c’est assurément celui-là. La mythologie classique, prise dans sa naïveté première, est trop hardie, — prise comme simple figure de rhétorique, trop fade pour nous satisfaire. Quant au merveilleux chrétien, Boileau a raison : il n’y a pas de fiction possible avec un tel dogmatisme. Reste donc le merveilleux purement naturaliste, la nature s’intéressant à l’action et devenant acteur pour sa part, — le grand mystère de la fatalité se dévoilant par la conspiration secrète