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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/501

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de tous les êtres, comme dans Shakspeare et l’Arioste. Il serait curieux de rechercher ce qu’il y a de celtique dans le premier de ces poètes ; quant à l’Arioste, c’est le poète breton par excellence. Toutes ses machines, tous ses moyens d’intérêt, toutes ses nuances de sentiment, tous ses types de femmes, toutes ses aventures, sont empruntés aux romans bretons.

Comprend-on maintenant le rôle intellectuel de cette petite race qui a donné au monde Arthur, Genièvre, Lancelot, Perceval, Merlin, saint Brandan, saint Patrice, presque tous les cycles poétiques du moyen âge, et n’est-ce pas une destinée frappante que celle de quelques nations qui seules ont le droit de faire accepter leurs héros, comme s’il fallait pour cela un degré tout particulier d’autorité, de sérieux et de foi ? Chose étrange, ce furent les Normands, c’est-à-dire de tous les peuples peut-être le moins sympathique aux Bretons, qui firent la renommée des fables bretonnes. Spirituel et imitateur, le Normand devint partout le représentant éminent de la nation à laquelle il s’était d’abord imposé par la force. Français en France, Anglais en Angleterre, Italien en Italie, Russe à Novogorod, il oublie sa propre langue pour parler celle du peuple qu’il a vaincu et devenir l’interprète de son génie. Le caractère si vivement accusé des romans gallois ne pouvait manquer de frapper des hommes si prompts à saisir et à s’assimiler les idées de l’étranger. La première révélation des fables bretonnes, la chronique latine de Geoffroy de Monmouth, parut vers 1140, sous les auspices de Robert de Glocester, fils naturel de Henri Ier. Henri II se prit de goût pour les mêmes récits. À sa prière, Robert Wace écrivit en français, vers 1160, la première histoire d’Arthur, et ouvrit la voie où marchèrent après lui une nuée d’imitateurs provençaux, français, italiens, espagnols, anglais, Scandinaves, grecs, géorgiens, etc.

Quel rôle la Bretagne armoricaine a-t-elle joué dans la création ou la propagation des légendes de la Table-Ronde ? Je pense que ce rôle a été fort exagéré. Que les traditions héroïques du pays de Galles aient longtemps continué de vivre dans la branche de la famille kymrique qui vint s’établir en Armorique, on n’en peut douter, quand on retrouve Vortigem, Ghéraint, Urien et d’autres héros devenus des saints en Basse-Bretagne ; mais que ce soit aux Bretons de France, et non à ceux de Galles, qu’Arthur doive sa transformation poétique ; que les mabinogion gallois ne nous représentent que la forme altérée d’une tradition dont la presqu’île armoricaine aurait été le berceau, comme le pensent M. de La Villemarqué et quelques autres critiques, c’est là une hypothèse inadmissible pour quiconque a lu sans prévention nationale le beau recueil de lady Charlotte Guest. Tout est gallois dans ces fables : les lieux, la généalogie, les habitudes ; l’Ar-