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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/574

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En même temps la guerre épuisait toutes les ressources du trésor. Le cabinet de Pékin, après avoir provoqué inutilement les dons patriotiques et les souscriptions volontaires, imagina, dans sa détresse, de battre monnaie avec les emplois, les titres nobiliaires et les diplômes. Cet expédient obtint, pendant les premiers mois, un certain succès. Bientôt, prodigués à prix d’argent, diplômes et titres perdirent toute valeur : les emplois et les promesses d’emplois ne furent plus côtés qu’à un taux illusoire, car, pour entrer en jouissance, les acheteurs étaient tenus d’attendre le décès ou la démission des titulaires. La plupart des fonctions étaient ainsi payées, hypothéquées en quelque sorte par des créanciers fort impatiens, convoitées par une foule de solliciteurs, et l’on se figure ce que devait être une administration composée de spéculateurs qui ne songeaient guère qu’à retrouver avec usure, aux dépens des contribuables, le capital et les intérêts de leur mise de fonds. Matériellement, l’anarchie était à son comble; mais ce qui paraissait beaucoup plus grave, c’était l’atteinte morale que cette mesure venait de porter aux traditions les plus antiques et les plus respectées de l’empire. Personne n’ignore que les lettrés tiennent le premier rang dans la société chinoise. Par les examens et par les concours, les enfans des plus humbles familles peuvent aspirer aux plus hautes dignités, et lors même qu’ils demeurent en dehors des fonctions administratives, les lettrés exercent sur la population de leurs districts une influence incontestée; ils forment, en un mot, l’élite de la nation, et l’on ne se brouille pas impunément avec eux. Or, en décrétant la vente des emplois, le gouvernement avait blessé du même coup et les nobles prédilections de la foule et (ce qui était plus dangereux peut-être) les intérêts de la classe intelligente. Les disciples de Confucius n’étaient pas d’humeur à lui pardonner cette lourde faute.

D’ailleurs, par une fatalité étrange, toutes les mesures que les mandarins prenaient pour repousser l’invasion anglaise, tous les expédiens adoptés d’urgence tournaient contre l’autorité impériale. On avait suspendu les vieilles lois qui prohibent la détention et la circulation des armes de guerre, et le gouvernement s’était empressé de distribuer à profusion les fusils des arsenaux. On faisait appel au dévouement des volontaires; on laissait s’organiser des corps francs; on créait dans plusieurs villes, notamment à Canton, des gardes civiques qui avaient pour mission de maintenir l’ordre à l’intérieur, pendant que les armées de l’empereur attendaient l’ennemi. Efforts inutiles : les prétendus volontaires vendirent les armes que l’on confiait à leur patriotisme, les corps francs dévastèrent le pays, les gardes nationales ouvrirent des clubs où les énergumènes déclamaient contre la trahison et l’incapacité des généraux. Quant aux armes, elles disparurent peu à peu; elles devaient se retrouver plus tard entre les mains des insurgés du Kwang-si.

Sans doute, avant la guerre soutenue contre les Anglais, il y avait au sein de la population chinoise de nombreux germes de mécontentement. Les finances étaient obérées, les mandarins ne donnaient point toujours l’exemple de la probité et de la justice, les lettrés faisaient parfois de l’opposition au gouvernement tartare; enfin les sociétés secrètes, dont nous parlerons tout à l’heure, couvraient déjà de leurs nombreuses ramifications les principales provinces de la Chine. Le Céleste Empire vivait ainsi depuis des siècles, et il