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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/575

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aurait pu vivre longtemps encore avec ses antiques lois et ses vieux abus, s’il était demeuré livré à lui-même, si l’invasion du dehors n’était venue compliquer la situation intérieure; mais le traité conclu sous les murs de Nankin, après la déroute des armées tartares, n’eut pas seulement pour résultat de consommer la ruine du trésor et de révéler l’incroyable faiblesse de la dynastie; il fit plus : en permettant aux étrangers de s’établir dans les ports, il consacra de la façon la plus éclatante la chute de tout un système politique; il ébranla d’un seul trait de plume les bases mêmes de la société chinoise, et modifia essentiellement les conditions particulières d’après lesquelles cet étrange peuple avait jusqu’alors été gouverné. La Chine avait une organisation et, pour ainsi dire, une hygiène à part; elle était accoutumée à vivre seule, repliée sur elle-même, soigneusement enfermée dans l’enceinte jalouse de ses murailles, ne donnant rien, ne demandant rien au dehors. Cette habitude était devenue nécessairement la loi de son existence, le principe de sa nationalité. Et voici que tout à coup il faut ouvrir les portes, il faut laisser entrer un air plus vif, il faut subir le voisinage d’élémens étrangers qui pénètrent avec violence ou s’infiltrent lentement dans les profondeurs de l’édifice. Dès ce moment, tout n’est plus que confusion et désordre : les vieux matériaux se décomposent, les parois s’écroulent au souffle nouveau; la secousse est générale, et tout tombe. Telle fut la situation faite à la Chine par le traité de Nankin; c’est de cette époque que date la révolution actuelle. Du jour où l’étranger a été décidément admis sur le sol du Céleste Empire, le type national a été brisé.

Pendant que les barbares s’établissaient de vive force dans les principaux ports de la côte, l’émigration chinoise prenait de grands développemens. Depuis longtemps, il est vrai, les lois qui prohibent l’expatriation étaient tombées en désuétude, ou du moins, en présence de l’extrême misère qui pesait sur le peuple dans les provinces de Canton et du Fokien, les mandarins avaient fermé les yeux sur les départs clandestins. Luçon, Java, Singapore, l’archipel de la Malaisie, étaient ainsi le rendez-vous d’un certain nombre de colons chinois qui procuraient aux pays où ils allaient se fixer d’infatigables travailleurs et d’habiles commerçans; mais, sur l’ensemble de la population, cette émigration de contrebande était à peu près insensible, et les relations irrégulières que les absens entretenaient avec leurs familles ne pouvaient exercer aucune influence sur les mœurs et les traditions de l’empire. Il en fut autrement après 1842. Les Chinois sortirent en foule par la porte ouverte aux Européens; ceux-ci d’ailleurs les appelaient avec empressement dans leurs colonies, où l’émancipation des noirs avait compromis les cultures. Bientôt la Californie et l’Australie offrirent aux habitans du Céleste Empire de larges champs d’exploitation, et l’on sait le rôle important et honorable que joue à San-Francisco, ainsi que dans les placeres, l’industrieuse communauté chinoise. L’émigration, qui n’était hier encore qu’un fait exceptionnel, est aujourd’hui un fait normal; comprimée pendant des

siècles, elle s’est tout d’un coup précipitée à travers les océans avec une vigueur 

irrésistible, et elle aborde aux plus loin tains rivages. Là elle se trouve immédiatement en contact avec la civilisation et les mœurs de l’Europe, et alors elle peut comparer ce qu’elle voit avec la civilisation et les mœurs qu’elle a laissées derrière elle. Quelle surprise pour les Chinois et quels enseignemens!