Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/646

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comprendrais ces louanges, si l’auteur avait su rester convenable en côtoyant des inconvenances, moral en effleurant des immoralités, spécieux en prodiguant des paradoxes : alors on pourrait parler de pari gagné, de gageure soutenue. M. Scribe, dont il est de bon goût de médire, a eu dans ce genre des merveilles de dextérité et de souplesse, et, sans aller plus loin, sa pièce de la Protégée sans le savoir renfermait en germe l’idée première de Louise de Nanteuil, mais mitigée et adoucie de manière à ne blesser aucune délicatesse, à n’éveiller aucun scrupule. La hardiesse, dans le drame de M. Gozlan, n’y met pas tant de façons; elle va droit son chemin, jusqu’à ce qu’elle ait rencontré l’écueil inévitable, et c’est seulement lorsqu’elle s’y heurte et s’y brise, qu’elle semble songer aux moyens de le vaincre sans le tourner.

Il est si triste d’avoir à reprocher à un talent honnête une pièce qui ne l’est pas, et à formuler un blâme absolu à propos d’un écrivain distingué, que nous n’aurions peut-être pas parlé de ce drame, si nos critiques ne se rattachaient à un point de vue plus général. Ce crescendo bizarre et affligeant que Louise de Nanteuil révèle dans la manière de M. Gozlan, elle le révèle aussi dans les tendances du théâtre actuel, ou du moins de cette partie du théâtre qui est seule en possession, depuis quelques années, d’attirer et de passionner la foule. La Dame aux Camélias n’était après tout que la mise en scène d’une idée exceptionnelle, mais possible, et ce n’est pas la première fois, nous l’avons dit, que ce personnage de la courtisane amoureuse tentait les artistes et les poètes. Marguerite Gautier et Armand Duval ne nous étaient pas donnés pour ce qu’ils n’étaient pas, et, sauf quelques banalités sentimentales à l’usage du public spécial destiné à applaudir la pièce, nous ne trouvions là qu’une peinture vieille comme le monde, vraie comme le cœur humain : un jeune homme amoureux d’une femme perdue qui se régénère en l’aimant. Nous lisions récemment dans le livre d’un moraliste ingénieux, M. de Latena, cette pensée que l’auteur de la Dame aux Camélias aurait pu prendre pour épigraphe : « L’amour, qui corrompt souvent les cœurs purs, purifie quelquefois les cœurs corrompus. »

Diane de Lys renchérissait sur la Dame aux Camélias, en ce sens que les mœurs et les passions étaient évidemment du même monde, et que les personnages nous étaient présentés comme appartenant à un monde différent. L’héroïne portait un titre; elle avait le costume et l’étiquette aristocratiques; son salon et son boudoir étaient peuplés de ducs et de diplomates. L’auteur annonçait l’intention de changer de cadre et d’atmosphère; mais soit effet de l’habitude, soit qu’il eût manqué de modèles, il suffisait d’un moment d’attention pour reconnaître que nous avions perdu plutôt que gagné au change : ce contraste perpétuel entre la qualité officielle des personnages, leurs actions et leur langage, nous faisait regretter le tableau embelli, mais acceptable, d’une vie de désordre avoué rachetée par un amour sincère. Et pourtant ce contraste, s’il froissait et choquait davantage les honnêtes gens, pouvait encore être vrai; ce monde bigarré de broderies et de scandales pouvait exister. Il n’était pas impossible, à tout prendre, d’admettre qu’une civilisation excessive et blasée, un assemblage d’existences déclassées, une organisation ardente se débattant contre l’ennui et le joug des lois ou des conventions mondaines, eussent produit cette société mixte, compliquée, complexe, ayant des