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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/740

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fois. Hans se redressa ; un éclair d’exaltation avait illuminé ses traits hâlés.

— Oui, je les ai vus ! reprit-il en étendant la main comme s’il eût voulu montrer la proie merveilleuse. C’était dans une des fentes qui s’ouvrent au pied de la petite dent. Avec ma lunette d’approche, je les ai bien examinés, puis j’ai renouvelé mes amorces pour être sûr de mes deux coups, et je me suis avancé en rampant. Déjà j’étais à portée du chamois placé en sentinelle, car je commençais à distinguer ses cornes, quand il a bondi de côté pour avertir les autres, et tous sont partis, l’empereur en tête… Il y en avait neuf !…

Mère Trina tressaillit à ce dernier détail.

— Tu es sûr du nombre ? dit-elle vivement ; tu les as comptés ?

— Aussi certainement que je compterais les doigts de ma main.

— Ils étaient conduits par un empereur ! tu ne t’es point trompé ?

— Me prenez-vous donc pour un chasseur d’hier ? La vieille femme parut réfléchir.

— Je les ai poursuivis trois heures parmi les pics et le long des Echclottes, reprit Hans en s’animant de plus en plus. D’abord ils allaient au Viescher-Horn à travers le glacier, puis ils ont rebroussé chemin. Quatre fois j’ai coupé court, et je me suis trouvé assez près pour entendre les sifflets de commandement de l’empereur qui continuait à conduire la bande ; mais toujours une crevasse ou une aiguille m’a coupé le passage.

— Et où les as-tu perdus ? demanda mère Trina.

— En arrivant à l’Eiger ; le temps de tourner une roche, ils avaient disparu.

— C’est ça ! c’est bien ça ! reprit la vieille grand’mère pensive : neuf chamois… l’empereur en tête !… Impossible de les atteindre, et quand on est proche enfin, tout s’évanouit… Le père de Fréneli les avait vus dans le mois qui a précédé sa mort.

Hans tressaillit comme malgré lui, mais après un moment de silence : — Croyez-vous donc que ce soit un troupeau de chamois d’égarement[1] ? reprit-il en haussant les épaules.

— Qui sait ? dit mère Trina regardant fixement devant elle ; le méchant esprit est là-haut dans son royaume.

— Ai-je dit le contraire ? répliqua Hans : ceux qui ont passé la nuit vers la Jungfrau l’ont entendu plus d’une fois hurler sous les glaciers ! Mais que m’importe ? Voilà onze ans que je le brave dans sa maison, et tant que j’aurai ma hache et ma carabine, je n’aurai besoin de personne contre lui. Dieu me damne ! quand même le troupeau

  1. Chamois fantastiques que l’on poursuit en vain, et qui vous conduisent aux précipices.