Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/920

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qu’était-ce qu’un règne, si long qu’on le suppose, et qu’un homme, si grand qu’il fût, pour violenter à ce point toutes les traditions et tous les instincts de peuples, pour leur imposer, dans la pleine maturité de leur civilisation, la domination politique d’un seul pays et la suprématie morale d’une seule race ? Dans cette entreprise sans précédent, la première condition, sinon d’un succès permanent, du moins d’un succès temporaire, aurait été de partager l’empire du monde avec une autre grande puissance disposée à associer ses destinées aux chances de ces terribles parties. L’on y songea à Tilsitt et à Erfurt ; mais on sait quel fut le réveil de ce rêve d’un moment. Dans les instans même où Napoléon apercevait clairement la nécessité d’une alliance pour la perpétration de ses desseins, il y échappait toujours par une secrète loi qui semblait l’isoler dans l’univers comme dans l’histoire.

L’empereur était donc condamné à toujours avoir contre lui d’abord les peuples qui ne s’initiaient aux idées de la France qu’en s’humiliant sous ses armes, puis tous les grands états qui n’existaient plus qu’à titre de puissances du second ordre, enfin ces petits gouvernemens agrandis par nous pour prix de leur concours intéressé, et qui, pour se préparer une réhabilitation nationale, n’attendaient que le moment de mettre leur cupidité satisfaite à couvert sous leur défection. En combinant les moyens d’intimidation avec les mesures de réforme, le génie de Machiavel avec celui de Montesquieu, et en plaçant par la pensée l’empire français dans les conditions favorables que présuppose M. Thiers, il ne lui aurait peut-être pas été impossible de triompher de ce triple obstacle, si les repoussemens des cabinets et les répugnances plus redoutables des peuples n’avaient eu pour s’entretenir et pour se raviver un foyer d’une énergie incalculable. La donnée de l’empire avec son cortège de royautés dépendantes et de grands fiefs militaires demeurait une impossibilité manifeste tant qu’un cataclysme n’avait pas englouti la Grande-Bretagne, avec ses flottes et ses trésors, au fond des mers dont la nature lui avait fait un rempart infranchissable.

La nation qui avait lutté si longtemps contre Louis XIV, et qui avait été l’âme de toutes les coalitions contre la révolution française, moins par antipathie contre ses maximes que par opposition à ses conquêtes, ne pouvait manquer d’engager une lutte désespérée contre un système qui dépassait de si loin les plus ambitieuses espérances des époques antérieures. Livrer à la France le continent et ses rivages, depuis Anvers jusqu’à Lisbonne, depuis la rade de Cadix jusqu’au golfe de Naples, c’était là une extrémité que l’Angleterre ne pouvait subir que si deux cent mille hommes débarqués sur ses côtes l’avaient frappée pour jamais au cœur de sa puissance et de sa vie.