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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/921

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Il fallait faire précéder le rôle de Charlemagne de celui de Guillaume le Conquérant, car l’un était impossible sans l’autre. Napoléon avait compris cette nécessité-là : aussi, à la veille de commencer son œuvre impériale, l’histoire le suit-elle avec anxiété sur ces blanches falaises de Boulogne, dévorant l’espace de son ardente pensée, et s’inclinant avec désespoir sous l’arrêt de la Providence, qui déjoue par le hasard des vents et des flots ses plus fortes combinaisons, comme pour engager une première lutte personnelle contre lui. Du moment où l’empereur dut renoncer à frapper directement l’Angleterre, et où il fut contraint de diriger contre le continent les immenses ressources amassées contre elle, son idée fondamentale était devenue d’une réalisation impossible.

La résignation des peuples vaincus était en effet la condition du succès, et la lutte éternelle de l’Angleterre pour la liberté du monde ne laissait plus espérer pour l’avenir cette résignation-là. Ne pouvant engager un duel avec cette puissance, dont les forces navales grossissaient dans la même proportion que nos forces militaires, la voyant s’étendre et s’enrichir par la guerre plus qu’elle ne l’avait jamais fait par la paix, l’empereur fut logiquement conduit à la pensée d’atteindre la Grande-Bretagne, en la séparant en quelque sorte du reste du monde, suivant la trop célèbre formule de vaincre la mer par la terre, formule qui, si elle avait jamais reçu une application sérieuse générale, aurait été celle d’une servitude telle que l’univers ne l’avait connue en aucun siècle. Elle entraînait en effet la soumission du continent tout entier, des rives de la Méditerranée aux rochers de la Mer-Glaciale, non-seulement aux lois d’un seul peuple, mais à tout son système économique. Elle interdisait à toutes les nations la navigation comme la neutralité, et faisait de l’extension graduelle de la guerre une nécessité rigoureuse et absolue. Après avoir porté les frontières de France sur la Baltique, ce principe contraignait à combattre la Russie pour la soumettre au niveau commun. La Russie anéantie, on aurait été conduit à s’emparer de l’empire ottoman et à se frayer une voie vers les Indes, afin de frapper la Grande-Bretagne au centre de sa puissance asiatique ; et si la réaction des peuples n’avait changé la face des choses en ramenant au combat les cabinets impuissans et découragés, cette terrible lutte n’aurait eu bientôt pour limites que les extrémités du monde, dernier mot d’un gigantesque système en face duquel la pensée demeure comme partagée entre l’admiration et l’épouvante.

Les temps où nous vivons ont eu leurs misères et ont vu se consommer de grands abaissemens. Que la génération actuelle sache toutefois s’estimer son juste prix en voyant quelles profondes racines ont jetées dans le monde, depuis quarante ans, les saintes notions du