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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/358

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serait-ce pas la victoire de l’Allemagne sur la France, un souvenir de Rosbach ou de Leipzig ? Non, l’honneur me défend de céder, et je ne céderai pas.

« Je t’ai parlé tout à l’heure du parc de D… et des promenades auxquelles on s’y livre quelquefois. L’autre jour, j’y ai fait une rencontre du genre féminin. Ne va pas crier à l’aventure ; il n’est question de rien moins que de cela. Il était quatre heures. La musique militaire jouait une valse de Strauss. Au détour d’une allée, j’aperçus sur un banc une jeune fille, qui me parut jolie, en compagnie d’une vieille dame. Comme je la regardais, la jeune fille sourit et me fit un petit salut de la tête. Je jetai les yeux machinalement derrière moi pour voir si ce salut ne s’adressait pas à quelqu’un que je ne voyais pas. Il n’y avait personne dans le parc. À quelques pas de là, je me retournai. La jeune Allemande s’était levée et s’éloignait ; en s’en allant, elle sourit de nouveau et me fit de la main un léger signe d’adieu.

« Il me sembla bien que j’avais déjà rencontré cette jolie fille deux ou trois fois dans mes promenades ; mais bien que je retournasse au parc tous les jours, je restai toute une semaine sans l’apercevoir. Elle portait une profusion de rubans bleus qui ne pouvaient manquer de la faire reconnaître. Hier enfin, à la même heure, je l’ai retrouvée sur le même banc, avec les mêmes rubans bleus, et en compagnie de la vieille dame que j’avais remarquée déjà. Elle sourit en me voyant, et me salua d’un mouvement de tête amical. Je n’étais pas seul malheureusement ; mon diable d’homme de loi me tenait par le bras, et me conduisait chez un confrère. Il ne fallait pas songer à le quitter ; je passai donc sans m’arrêter. J’imagine que j’ai valsé dans quelque salon de Paris avec cette Allemande l’hiver dernier, et qu’elle veut me montrer par ce sourire et ce salut qu’elle me reconnaît. L’ennui est un puissant conservateur.

« Je te vois d’ici, mon cher Henri, secouant la tête et faisant la moue !… Tant de lignes pour une rencontre, et le pauvre garçon s’en occupe ! Quelle décadence !… Que veux-tu ! Je suis à D… »

Ce que la lettre de Gérard ne disait pas, c’est qu’il était déterminé à retourner au parc tous les jours et à s’y promener jusqu’à ce qu’il pût retrouver la jeune fille aux rubans bleus et entrer en conversation avec elle. Il craignait seulement que la présence de la vieille dame ne le gênât un peu. Le hasard le servit à merveille. Dès le lendemain, il aperçut la petite Allemande sur son banc, et il ne fut pas plus tôt auprès d’elle, qu’elle inclina doucement la tête en le regardant. Gérard s’approcha sans hésiter.

— Je savais bien que vous reviendriez, dit-elle en lui tendant la main.