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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/423

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une pareille matière. Quant à la question poétique, je puis la traiter en toute liberté. Or, si dans toutes les conceptions de l’art la raison a les mêmes droits que i’imagination, il n’est pas moins vrai qu’il faut tenir compte des temps : c’est ainsi qu’on arrive à la variété. Pour avoir négligé cette condition impérieuse, M. de Laprade est plus d’une fois tombé dans la monotonie. La splendeur de la mise en scène, la vérité des sentimens exprimés par les personnages du poème, ne suffisent pas à déterminer la date de l’action, car trop souvent le poète parle en son nom, et lorsqu’il intervient, le philosophe n’a guère moins d’importance que le croyant. Malgré le nom des acteurs, on oublie trop facilement que le drame raconté par M. de Laprade remonte aux premières années de la religion chrétienne. Si l’on prend la peine de relire l’Évangile après avoir lu le Précurseur, on s’aperçoit que la tradition évangélique s’est transformée dans la pensée de l’auteur. Que cette transformation se soit accomplie à son insu, je le crois volontiers ; qu’il ait altéré le sens de l’Évangile avec la ferme conviction qu’il le respectait, je ne songe pas à le nier. Dans tous les cas, il est hors de doute que la mort de saint Jean Baptiste n’a pas dans l’Évangile le sens que lui prête M. de Laprade. Les personnages de cette tragédie, tels du moins que nous les connaissons par la tradition, n’étaient pas si habiles à démêler leurs sentimens. Ni la victime ni le bourreau ne sondaient leur âme avec une si vive sagacité.

Ce n’est pas que je conseille aux poètes de s’effacer complètement derrière les personnages qu’ils mettent en scène : un tel conseil serait d’ailleurs inapplicable. Pour peu qu’ils aient conscience de leur force, il est impossible qu’ils renoncent à la montrer, mais leur intervention veut être déguisée discrètement. Qu’ils aillent au fond des choses, c’est une conséquence toute naturelle de leur puissance. Seulement, s’ils ont pour comprendre le passé l’avantage de la distance, ils ne doivent jamais oublier que les acteurs dont ils racontent les crimes ou les sacrifices obéissaient à des passions, à des convictions, et ne se connaissaient pas eux mêmes comme la postérité les connaît. M. de Laprade, en écrivant le Précurseur, s’est placé trop souvent au point de vue de la postérité. Et ce que je dis du Précurseur, je puis le dire aussi justement de la Samaritaine et de la Résurrection de Lazare. Je ne m’étonne, pas devoir une foi si vive, si ardente, alliée à une science si profonde. Je regrette seulement que l’auteur n’ait pas compris la nécessité de voiler une partie de sa science pour donner à sa foi plus de relief et d’évidence. Dans les sujets profanes, on a souvent reproché aux poètes de notre pays d’altérer la physionomie de l’histoire. Quoi qu’on ait attribué à cette accusation une importance exagérée, il en faut pourtant tenir compte.