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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/653

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de Germanie et composent la littérature qui vécut avant la conquête. Après un intervalle, vous les retrouvez au xvie siècle, quand eut passé la littérature française importée de Normandie. Elles sont l’âme même de la nation ; mais l’éducation de cette âme fut contraire à son génie. Son histoire a contredit sa nature, et son inclination primitive s’est heurtée contre tous les grands événemens qu’elle a faits ou qu’elle a subis. Le hasard d’une invasion victorieuse et d’une aristocratie imposée, en fondant l’exercice de la liberté politique, a imprimé dans le caractère des habitudes de lutte et d’orgueil. Le hasard d’une position insulaire, la nécessité du commerce, la possession abondante des matériaux premiers de l’industrie ont développé les facultés pratiques et l’esprit positif. Le hasard d’une ancienne hostilité contre Rome et de ressentimens anciens contre une église oppressive a fait naître une religion orgueilleuse et raisonneuse qui remplace la soumission par l’indépendance, la théologie poétique par la morale pratique, et la foi par la discussion. La politique, les affaires et la religion, comme trois puissantes machines, ont formé, par-dessus l’homme ancien, un homme nouveau. La dignité raide, l’empire sur soi, le besoin de commander, la dureté dans le commandement, la morale stricte sans ménagemens ni pitié, le goût des chiffres et du raisonnement sec, l’aversion pour les faits qui ne sont pas palpables et pour les idées qui ne sont pas utiles, l’ignorance du monde invisible, le mépris des faiblesses et des tendresses du cœur, telles sont les dispositions que le courant des faits et l’ascendant des institutions tendent à établir dans les âmes ; mais la poésie et la vie de famille anglaise prouvent qu’ils n’y réussissent qu’à demi. L’antique sensibilité, opprimée et pervertie, vit et s’agite encore. Le poète subsiste sous le puritain, sous le commerçant, sous l’homme d’état. L’homme social n’a pas détruit l’homme naturel. Cette enveloppe glacée, cette morgue insociable, cette attitude rigide, couvrent ordinairement un être bon et tendre. C’est le masque anglais d’une tête allemande, et lorsqu’un écrivain de talent, qui est souvent un écrivain de génie, vient toucher la sensibilité froissée ou ensevelie sous l’éducation et sous les institutions nationales, il remue l’homme dans son fond le plus intime, et devient le maître de tous les cœurs.

H. Taine.