Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses sujets chrétiens, qui ne s’était point accru par eux, et dont le sang s’est appauvri sur le sol même de sa conquête, a cependant tenté quelques réformes dans sa décadence, et tout à la fois adouci sa cruauté et fortifié son état militaire.

Nous savons quel jugement des hommes habiles ont porté sur ce qu’il y a d’irréformable dans l’établissement turc en Europe, sur la masse inhérente de barbarie dont il avait besoin, et le danger pour lui de perdre un tel ressort sans le remplacer. Nous ne voulons toutefois contester théoriquement aucune espérance. Soit bienvenu tout effort de civilisation qui pourra transformer l’empire turc et le faire durer dans ses limites, encore si vastes ! Telle n’était pas l’utopie de M. de Lamartine, il y a quinze ans, malgré la tentative déjà commencée : il n’avait pas alors la patience d’attendre cette conversion sociale, sans exemple dans l’histoire, et d’un succès toujours douteux ; il regardait la race turque, jetée sur l’Europe au XVe siècle, comme ayant achevé son temps, et il proposait la répartition amiable du territoire qu’elle ne pouvait plus régir. « Il n’y a plus de Turquie, disait-il à la tribune de la chambre des députés[1] ; il n’y a plus d’empire ottoman que dans les fictions diplomatiques. »

Puis, après nous avoir en quelque sorte rassurés sur les desseins attribués à la Russie, ou plutôt sur le succès même de ses desseins qu’il voyait déjà réalisés à force d’être irrésistibles, il ajoutait plein de confiance et d’ambition pour l’Europe : « Si la Russie opère avec vous son débordement sur l’Asie, ce fait serait le plus heureux pour l’humanité et pour vous qui pût s’accomplir dans le monde. L’empire ottoman une fois disloqué, les nombreuses nationalités européennes et asiatiques qu’il étouffe sous son poids inerte reprendraient à l’instant même la vie et l’activité. Vous auriez avant vingt ans des millions d’hommes de plus sur tous les rivages de la Méditerranée, et la Méditerranée deviendrait le lac français et le grand chemin des deux mondes. Voilà ce que la Providence met dans vos mains si vous savez voir et comprendre. Et vous sacrifieriez tout cela à la jalouse inquiétude de l’Angleterre ! » M. de Lamartine, saluant alors cette ruine imminente de la Turquie, sans s’inquiéter de la part que le tsar prendrait en Asie, faisait entrevoir de beaux héritages à recueillir immédiatement pour les puissances de l’Occident, auxquelles il proposait de faire entre elles ce que Napoléon à Erfurt avait projeté pour lui-même et pour Alexandre.

En 1808, on le sait, et la porte ne l’ignora pas en 1812, le tracé même du partage à deux avait été marqué sur la carte. Le plan de

  1. Moniteur du 1er juillet 1839.