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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/851

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anglo-saxonne, — devrons-nous bientôt en constater l’abus ? La rudesse actuelle de la langue anglaise, excellente en tant qu’elle est une réaction de l’énergie naturelle contre la convention, me paraît déjà porter plus d’un signe de manière, et je ne puis dissimuler que notamment dans certaines poésies de Tennyson ou d’Alexandre Smith, on est loin de toujours trouver ce caractère de nécessité qui doit dominer l’expression dans toutes les langues, cette inévitabilité qui doit être absolument la loi des mots. Une seule personne, parmi les poètes anglais de ce temps-ci, échappe complètement à ce reproche : cette personne est Mme Browning. Dans l’œuvre de cette femme si éminemment distinguée, tout est vrai, simple et nécessaire, et plus on l’étudie, plus on est convaincu que chez elle l’expression n’est que ce qu’elle doit toujours être, une traduction, traduction fidèle de ce que le poète a bien réellement entendu et de ce qui a frappé son esprit. L’expression n’est qu’une empreinte, vague et confuse, ou bien pure et hardiment accusée, selon que l’image qu’elle cherche à reproduire a été plus ou moins profondément gravée. Les habitudes de la vie de Mme Browning sont probablement pour beaucoup dans son talent ; par santé, elle évite forcément les distractions du monde ; par goût intellectuel, elle vit beaucoup avec elle-même. Or, pour peu que l’homme vaille quelque chose, il est ce qui vaut le mieux pour son talent ; mais qu’on y prenne garde, il ne suffit pas de vivre seul pour vivre avec soi-même, pas plus qu’il n’est indispensable, pour prendre l’habitude de soi, de se renfermer dans une solitude complète. « Se chercher, » comme dit saint Augustin, cela peut se faire partout ; seulement, à raison de la faiblesse humaine, les hommes pour la plupart ne conservent d’eux que ce qu’ils refusent aux autres et au torrent des choses. Les natures suprêmes entre toutes, telles que Goethe par exemple, savent seules demeurer entières et tout acquises à elles-mêmes en se répandant au dehors par tous les côtés, et, pareilles à la lumière, ne rien perdre de ce qu’elles donnent. Je le répète donc. Mme Browning est aujourd’hui le poète anglais dont la langue me semble le plus irréprochable, et cela uniquement parce que, ne se hâtant jamais de s’exprimer, elle se rend compte des impressions qu’elle a reçues, ne cherchant à reproduire que celles qui sont fortes et profondes, et celles-là, les reproduisant toujours. Le réalisme de l’expression chez Mme Browning est par conséquent bien ce qu’il doit être, et jamais ne vous fait pressentir, même de loin, un maniérisme quelconque. Elle se rapproche en cela de Shelley, qui, plus que tout autre, s’attachait à ne rendre par l’expression que ce qui s’était fortement imprimé sur ses sens. Plus d’une coïncidence d’organisation, du reste, ramène ici le disciple au maître, et je le dis sans hésiter, mais sans vouloir