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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/179

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entier le nom de la fourberie et du cynisme. Cependant la pensée de Bacon n’est pas perdue, et bientôt, après qu’un grand roi (singulier contraste !) a réfuté les théories du Prince, après que Frédéric II a écrit l’Anti-Machiavel aux applaudissemens de Voltaire, voici l’éloquent philosophe démocratique du XVIIIe siècle qui recommande le traité de Machiavel comme le livre des républicains. « Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen, » s’écrie hardiment l’auteur du Contrat social. Provoquée par cette réhabilitation inattendue, la critique commence à pénétrer plus profondément le génie complexe du Florentin. On interroge sa vie et sa pensée avec une attention plus précise, on confronte ses différens écrits, surtout on les étudie à la lumière de l’histoire, et une foule de travaux remarquables à divers titres éclairent peu à peu cette figure mystérieuse. En 1787, le grand-duc de Toscane fait élever un monument à Machiavel dans l’église Santa-Croce, et, avec un noble sentiment de la grandeur italienne, il le place entre Dante et Galilée. Depuis lors, combien de livres sur Machiavel ! J’en signalerai un surtout que j’ai lu avec autant d’intérêt que de profit, c’est l’excellente étude de M. Théodore Mundt, intitulée Machiavel et la marche de la politique européenne. On voit que l’entreprise de M. Gervinus n’est pas nouvelle ; où est donc l’intérêt de son ouvrage ? où est l’originalité de ce manifeste ?

L’originalité du livre de M. Gervinus, c’est l’application qu’il fait de ce grand sujet à la situation présente de l’Allemagne et au rôle qu’il s’y attribue lui-même. D’autres écrivains ont pu glorifier Machiavel avec la même audace, aucun n’y a mis cet accent d’une passion personnelle. Il y a une bien belle page de Machiavel dans une lettre à Vettori : l’ancien ambassadeur de la république de Florence, l’ancien représentant des magnifiques seigneurs du conseil des dix est dans sa pauvre villa de San-Casciano, misérable, oublié, savourant en silence l’amertume des choses humaines. Le jour il se mêle aux rustres du pays, il va dans l’hôtellerie du grand chemin pour causer avec les passans et faire maintes observations morales ; il joue avec les plus vulgaires des hommes, un boucher, un meunier, deux chaufourniers ; il s’encanaille avec eux (con questi io m’ ingoglioffo) ; on s’échauffe, on se dispute, on s’injurie pour un liard (si combatte un quattrino), et le bruit de la querelle se fait entendre souvent jusqu’à San-Casciano. Il veut, c’est lui-même qui nous le dit, il veut pousser à bout son malheur et faire rougir la fortune de l’indignité où elle l’a réduit ; mais le soir, rentré dans sa villa, il jette ses rustiques habits souillés de poussière et de boue ; il se revêt de son costume de cour et pénètre dans son cabinet, au milieu de ses livres chéris, au milieu des plus grands esprits de la Grèce et de Rome, comme un ambassadeur dans une assemblée de rois. Parlez maintenant, augustes hôtes ! Machiavel oublie les misères d’ici-bas ; il