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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/180

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habite le royaume idéal où vous siégez; pendant trois ou quatre heures, il va converser avec vous et recueillir vos conseils. Ainsi fait M. Gervinus, quand il interroge l’auteur des Légations et des Discours sur Tite-Live. Il oublie ses tristesses, il dépouille ses misères, il rejette avec dédain la triste vulgarité qui l’entoure; heureux de converser avec une grande âme qui a souffert pour le patriotisme, il entre dans le conseil secret du génie de Machiavel. Il y a là, pour qui sait l’entendre, une conférence politique et morale d’un singulier attrait. Et ce n’est pas tout; quand il a recueilli ses conseils, je crois saisir un dialogue entre l’homme d’état italien du XVIe siècle et l’historien allemand du XIXe L’Italien dit qu’il faut se dévouer à sa patrie, alors même qu’on n’a plus d’espoir dans les ressources morales qui lui restent. L’Allemand se relève à ces mots; il sait quelles sont les ressources de sa patrie, et il les déploie avec orgueil. A qui le dirait-il mieux qu’à Machiavel? Machiavel appréciait l’Allemagne, il avait de secrètes tendances vers les peuples germaniques, il opposait la moralité allemande à la corruption des races romanes. M. Gervinus recueille avidement ces témoignages, au risque de leur attribuer une importance qu’ils n’ont pas. Il ne retient qu’à peine ce cri qui nous dévoile toute sa pensée : « Ah ! si Machiavel eût vécu dans le pays de Luther! s’il eût pu employer au profit de l’Allemagne et non dans l’intérêt de cette Italie énervée les trésors de son cœur et de son intelligence! » Voilà l’originalité, voilà la double inspiration de M. Gervinus : il est triste comme Machiavel, mais il n’aboutit pas comme lui à la doctrine du désespoir; il aime à se persuader au contraire qu’il trouvera dans l’âme de son peuple toutes les ressources qui ont manqué à ce malheureux génie.

Ce sont encore les inspirations du patriotisme que M. Gervinus va demander à l’histoire du royaume d’Aragon au moyen âge. Ce petit peuple n’a pas joué un rôle éclatant dans les affaires humaines, mais quel autre a mieux pratiqué la vie politique, quel autre a eu un plus fier sentiment de la liberté et du droit ? Sa biographie ressemble à un portrait de Plutarque. Ne cherchez pas ici une nation d’artistes, comme la cité de Dante et du Giotto, de Machiavel et de Michel-Ange; on dirait une colonie de Spartiates. Ils ont aussi quelque chose de cet esprit de conduite qui signala le sénat romain. Les écrivains aragonais sont des historiens et des jurisconsultes. Si Machiavel n’avait eu sous les yeux que de tels exemples, s’il n’avait pas eu à rougir des fautes, des divisions, des désastres de sa Florence chérie, l’apologie de César Borgia eût-elle souillé sa plume? Le Machiavel de l’Aragon, c’est Zurita, le ferme et intelligent interprète des destinées de sa patrie. M. Gervinus n’a pas réuni sans dessein ces études sur l’historiographie florentine et cette esquisse des institutions aragonaises; le contraste des deux pays est l’âme de ce savant livre. On