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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/184

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irritable : l’image de ce Machiavel dont il a si bien expliqué le tourment intérieur est sans cesse présente à son esprit; il renie le christianisme comme Machiavel reniait la liberté. Le christianisme, en prêchant l’humilité et le dédain des intérêts d’ici-bas, a affaibli au fond des âmes le principe de l’action; c’est du moins ce que croit M. Gervinus, et de là cette défiance amère qui lui dicte de si étranges arrêts. Peu lui importe que ce dédain des choses de ce monde soit le produit de l’exaltation mystique plutôt que l’esprit du christianisme véritable; peu lui importe que l’activité individuelle, confisquée au profit de l’état dans la société antique, ait été affranchie par le Christ : il ferme les yeux à ces vérités lumineuses. Mais encore une fois, à quoi bon le réfuter? Ce n’est pas l’historien qui parle ici, c’est le publiciste irrité contre l’apathie allemande. Le jour où M. Gervinus verrait l’Allemagne reprendre possession de son unité et jouer un rôle digne d’elle au milieu des peuples de l’Europe, il serait le premier sans doute à rejeter de telles formules. L’imitation de Machiavel n’est-elle pas évidente ? Pure tactique de publiciste que le désespoir inspire ! Ce désespoir, ou, si l’on veut, ce profond sentiment d’amertume et de douleur patriotique n’empêche pas que l’auteur n’accorde à son pays des consolations enivrantes. Un résultat de ce que j’ai appelé les prolégomènes historiques de M. Gervinus, c’est qu’il n’y a eu jusqu’ici que trois grandes nations dans les annales de l’humanité : la Grèce, l’Italie moderne et les races germaniques. C’est la Grèce qui a donné au monde les chefs de la première révolution intellectuelle, Socrate, Aristote et Alexandre le Grand; c’est l’Italie et l’Allemagne qui ont produit la renaissance et la réforme, c’est-à-dire la seconde révolution vraiment digne de ce titre, la révolution qui a créé une ère nouvelle, et dont l’influence dure encore. Or ces trois peuples, si grands par les œuvres de la pensée, n’ont jamais su atteindre à une solide organisation politique. L’empire romain et la France, si inférieurs tous deux aux nations purement intellectuelles, ont dominé l’Europe par les armes; la Grèce ancienne, l’Italie moderne, l’Allemagne de la renaissance, affaiblies par leurs divisions et incapables, à ce qu’il semble, d’une existence vigoureusement assise, ont eu le privilège de gouverner le monde par les travaux de l’intelligence et de l’art. — C’est toujours M. Gervinus qui parle, et il l’aurait là, comme on voit, bien des objections à faire. Est-ce bien sérieusement qu’on propose au lecteur ces étranges combinaisons de l’histoire? M. Gervinus ignore-t-il que, si la France a dominé souvent par les armes, plus souvent encore elle a régné par l’esprit? Faut-il lui rappeler que notre littérature, depuis le moyen âge jusqu’à 1789, depuis la Chanson de Roland jusqu’à Voltaire, a été le centre de la pensée et de la poésie européennes? Non, ce serait