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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/263

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et contracté de Méhémed. Son regard était éclairé par ce feu intérieur que laisse après elle la colère, comme l’ouragan laisse les vagues de la mer agitées même après qu’il a cessé de souffler. Il se promenait en long et en large, croisait les bras, les laissait retomber, les croisait encore, poussé qu’il était par un besoin instinctif de mouvement. Le corps s’agitait pour faire prendre patience à l’âme, qui était évidemment mal à l’aise. Avant de répondre à Kadja, Méhémed chercha des yeux Habibé. Elle était, selon sa coutume, assise dans l’embrasure d’une croisée, écoutant avec un intérêt qu’elle ne songeait pas à dissimuler le dialogue, auquel elle ne prenait aucune part. Méhémed fût évidemment satisfait de ce bref examen, car son visage prit tout à coup une expression moins irritée. Un sourire se jouait même autour de ses lèvres, lorsqu’il répondit : — Oui, en vérité, j’ai sujet de m’inquiéter, ou pour mieux dire de m’impatienter, car je comptais être ici ce matin, et ce ne sont pas les plaisirs qui m’ont retardé.

— Quelque fâcheuse affaire ? murmura Kadja.

— Assez fâcheuse en effet, puisqu’elle m’a réduit à me présenter ici sous ce piteux costume. Ce pauvre Seïd… Kadja, fais-moi le plaisir d’aller me commander à souper, j’en profiterai pour dire quelque chose en particulier à Habibé.

Kadja s’inclina et sortit sans laisser paraître le moindre dépit d’un congé qui n’était guère poli. Alla-t-elle bien loin ? C’est ce que j’ignore ; mais Méhémed, qui n’était pas naturellement soupçonneux, se tint pour assuré qu’elle s’occupait des préparatifs de son repas, et s’adressant à Habibé, dans laquelle il avait une entière confiance, il lui raconta comment dans la matinée, s’étant mis en route avec quatre serviteurs pour venir la voir, il avait été assailli par un détachement de gavas qui semblaient parfaitement au courant de la route qu’il devait suivre. Le combat avait duré quelque temps, deux de ses serviteurs étaient restés sur le terrain ; le troisième, Seïd, était tombé dans les mains des soldats, qui, ayant découvert sur lui un sachet vert, avaient poussé des cris de-joie en déclarant qu’ils tenaient enfin le chef des Kurdes. Méhémed avait profité de leur erreur pour prendre la fuite et se rendre au village habité par l’ami turc sous le déguisement que nous avons décrit. — Mais, poursuivit-il, je ne comprends rien à la stupidité de ces hommes. Comment se méprendre à ce point ? par quel hasard s’acharnent-ils après ce pauvre Seïd, qui ne me ressemble pourtant guère ? Je ne crains rien pour lui, car il sera reconnu tôt ou tard ; mais il y a là un mystère que je ne puis pénétrer et qui m’inquiète.

— Et tu as raison, seigneur, tu es entouré de trop de monde pour ne pas avoir à craindre les traîtres. Ne ferme les yeux ni le jour ni la nuit, ni chez tes amis, ni dans ta propre maison, surtout ne viens