Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ici que le moins possible. Ce n’est pas la crainte de ta présence qui me fait parler ainsi, c’est ma conscience qui ne me permet pas de te voir courir à ta perte sans t’avertir.

Méhémed voulut en vain lui arracher des aveux plus complets. — Tu oublies, dit-il tristement, que je ne puis te voir qu’en venant ici, et que pour me priver de ce bonheur il me faudrait plus que la vague menace d’un danger inconnu. À moins d’un obstacle insurmontable, je ne serai jamais longtemps absent des lieux que tu habites.

— S’il en est ainsi, reprit Habibé, mes soins sont inutiles ; je ne puis que te recommander à mon Dieu.

— Mais quel est-il, ce Dieu ? interrompit vivement Méhémed, qui espérait surprendre l’un des secrets d’Habibé.

— Il n’y en a qu’un pour tous les hommes, répondit-elle gravement, qu’on l’appelle Allah, Jéhovah ou le Seigneur.

Kadja entra en ce moment, suivie des esclaves qui apportaient le souper. La Circassienne paraissait soucieuse. Le bey n’eut garde de s’en apercevoir. Habibé fut plus clairvoyante. La pâleur soudaine de Kadja, l’expression inquiète et quelque peu effrayée de son visage ne lui échappèrent pas, car elle s’écria : — Mon Dieu, Kadja, que vous est-il arrivé ? Seriez-vous malade ?

— Je ne sais, répondit Kadja avec assurance, je ne sais si c’est un de ces secrets avertissemens que le ciel m’envoie quelquefois, mais je me suis sentie tout à coup envahie par un sentiment d’effroi dont la cause m’est inconnue. Dieu veuille que ce ne soit pas le présage d’un affreux malheur !

Pendant toute la soirée, Kadja redoubla de câlinerie, et Habibé de maussaderie. Pourtant la maussaderie d’Habibé semblait plus agréable au bey que la grâce caressante de Kadja. — Combien de temps nous donneras-tu, seigneur ? lui disait celle-ci. Ah ! si tu savais comme ces lieux sont tristes quand ils ne sont pas animés par ta présence !

— Pars vite, seigneur, disait au contraire Habibé, tu n’es pas en sûreté quand tu es hors de la portée des mousquets de tes gens.

— Habibé me renvoie, disait le bey, pourquoi resterais-je ?

— Qu’Habibé le permette ou non, reprit Kadja de sa voix la plus caressante, j’espère du moins que tu ne laisseras pas passer le dixième jour du mois de ramazan sans venir me consoler par ta présence.

— Qu’a donc le dixième jour de ce mois qui exige si particulièrement des consolations ?

— Eh quoi, seigneur ! le souvenir de ce jour est-il déjà effacé de ta mémoire ? ah ! il ne sortira jamais de la mienne. N’est-ce pas le dix du mois de ramazan que j’ai eu le bonheur de recevoir de toi le titre sacré d’épouse ? Oh ! si tu me délaissais ce jour-là, ce serait pour moi comme l’annonce d’une séparation éternelle, ce serait mon arrêt de mort. Promets-moi que je te verrai ce jour-là, rassure-moi