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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/36

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Concevez au reste, si vous le pouvez, ce qui doit se passer en des esprits très cultivés, ouverts subitement à toutes les idées de l’Occident, et qui ne voient autour d’eux aucun moyen d’en appliquer une seule. On leur montre la patrie, et dans le même moment on la retire ! Le supplice de Tantale, qu’était-ce auprès de cela ? Quelle activité de l’imagination et quel désœuvrement réel de l’âme ! quelle plénitude et quel vide à la fois ! De quel côté se tourner ? Le sentiment de l’impossible est partout ; il faut que l’âme s’égare ou qu’elle s’éteigne. C’est assurément ce qui arriverait aussi de l’Occident, si, après avoir embrassé toutes les idées, il se voyait subitement condamné à l’impossibilité d’en appliquer une seule.

Les femmes ont perdu la patrie, les femmes pourraient la refaire ; mais deux obstacles s’y opposent : l’un qui est un usage, l’autre qui est une loi. Selon la coutume orientale, les femmes sont mariées avant qu’elles aient atteint l’âge de discernement, et par une singulière contradiction, en même temps qu’elles sont comptées pour rien, elles conservent des droits très étendus. Quand elles les connaissent, il est trop tard pour en user. Par une contradiction plus choquante, le mariage donne aux étrangers l’indigénat, en sorte que le même homme se trouve à la fois, par exemple, sujet russe et sujet roumain. Selon que la chance tourne, il est l’un ou l’autre, ou tous les deux en même temps, et je vous laisse à deviner laquelle de ces deux patries est toujours livrée à l’autre, si c’est la grande ou la petite.

Dans cette confusion, on a vu de jeunes femmes, au risque de mille maux, fidèles à l’idée de patrie, enlever leurs enfans, leurs pupilles, les porter elles-mêmes au loin, pour empêcher le père de les livrer à la Russie. Entre le père et la mère qui décidera ? Répondez ; que ferez-vous de ces enfans ? les couperez-vous par moitié, comme dans le jugement de Salomon, pour qu’une moitié revienne au tsar et l’autre au sultan ?

Ce sont là quelques-unes de vos misères. Examinons vos ressources. Les fils des boyards viennent achever leur éducation parmi nous. Chaque année ils arrivent en France, attirés à la lueur de ce qui leur paraît la civilisation même. Le danger pour ces jeunes esprits qui subissent sans contrôle une si grande fascination, c’est que nos vices mêmes leur semblent consacrés. Et comment discerner chez nous ce qu’il y a de durable à travers tant de changemens et de contradictions journalières ? Est-ce bien à ce spectacle toujours mobile de nos inconstances que peut prendre sa forme l’esprit encore incertain des jeunes Roumains ? Mais où les envoyer ? quel peuple a remplacé la France dans la souveraineté de l’intelligence, dans l’inspiration de la justice ? Aucun. Qu’ils continuent donc de