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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/276

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culte se scindait de plus en plus en deux partis : il y avait d’un côté le matérialisme, de l’autre une ; superstition déréglée. Entre ces deux extrêmes cherchait à se maintenir le panthéisme, que rien ne peut fixer, qui remonte pour retomber encore, comme le rocher de Sisyphe. De ces dissidences, naissaient d’interminables controverses, vives et passionnées, qui occupaient les esprits en les surexcitant toujours. La confusion régnait partout, dans les intelligences troublées, dans la société, qui ne pouvait faire autre chose que languir, envahie comme elle l’était par la stérile passion d’argumenter, et dans le gouvernement des états, là où les rois, emportés par la même, folie, n’avaient plus d’autre soin, plus d’autre ambition que de s’asseoir sur les bancs de l’école.

Il n’est pas de pays qui puisse résister à un pareil régime. L’Inde était d’autant plus menacée de se perdre dans ces rêveries philosophiques, dans ces abîmes sans fond de la pensée, qu’elle les prenait plus au sérieux, le droit de discuter sur les choses de la religion n’appartenant plus exclusivement à une caste, chacun en usait. Tandis que les savans péroraient et écrivaient de volumineux traités de métaphysique, les instincts populaires se révélaient dans un retour graduel au culte superstitieux des idoles. À côté des temples élevés à Bouddha s’abritaient de petites pagodes dédiées aux divinités terribles[1]. Le peuple continuait à y pratiquer les mystères du vieux paganisme, sous la direction de brahmanes devenus pauvres et, pour ainsi dire, réduits à mendier à la porte des palais où leurs ancêtres avaient connu des jours glorieux. Ce fut durant cette époque d’épreuves et d’humiliation que le brahmanisme commença l’apprentissage de la dissimulation et de la résignation feinte, double hypocrisie qui le caractérise encore aujourd’hui Il végétait alors, comprimé, légalement reconnu comme aristocratie, frappé de stérilité comme caste religieuse ; mais il montrait, en se soutenant toujours, ce qu’il y a de vivace dans les traditions de ; certaines familles qui ont foi dans leur haute origine et qui sentent couler dans leurs veines le sang d’une race conquérante. La société indienne avait échappé à la direction des brahmanes ; rois, bourgeois et peuple semblaient s’entendre pour secouer leur joug. La doctrine nouvelle, passée à l’état de religion, avait franchi l’Himalaya, et, sous la forme de bonzes mendians, elle se faisait ouvrir les palais des empereurs de la Chine. Elle traversait les fleuves, les déserts brûlans et les déserts glacés, unissant par les liens d’un même dogme des peuples étrangers les uns aux autres, antipathiques d’instinct et de races ; mais cette expansion faisait sa faiblesse : pareil à un lac qui, débordant sur des plaines immenses, perd de sa profondeur et finit par

  1. Voir sur le bouddhisme actuel de Ceylan la livraison du 1er janvier 1854.