Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

te marieras au tien. Choisis qui tu voudras, je te donne carte blanche, et, à cent mille francs près, nous nous entendrons toujours bien. » Je répondis que j’étais jeune encore et qu’un engagement pour la vie m’effrayait. « Ah ! c’est cela, dit-il en riant : il y a du sentiment sous jeu. N’en parlons plus. Tu te marieras quand l’idée t’en viendra. C’est une idée qui finit toujours par nous venir. « Là-dessus il me pria de le laisser tranquille et de m’en aller promener.

Il était impossible de me tenir un langage plus franc et plus doux à la fois, de me mettre plus à mon aise. Mon père allait au-devant de mes craintes, il prenait plaisir à me rassurer ; il me garantissait la liberté dont il avait usé lui-même. Pourquoi donc cet entretien m’a-t-il inspiré une profonde tristesse que je m’efforce en vain de dissiper ?

Oui, il viendra un jour où je me conformerai de moi-même aux conseils que me donnait ma mère ; il viendra un jour où je songerai à me marier, c’est-à-dire à choisir la compagne de ma vie, une jeune fille modeste et sage, propre à devenir une femme prudente et sensée, une mère de famille. Je serai maître de mon choix, mais à une condition, c’est que ce choix sera limité, que celle que je choisirai sera d’une certaine classe, occupera une certaine position, aura une certaine renommée, une certaine fortune. On est bien persuadé que, tout en étant libre, je n’en resterai pas moins esclave de l’éducation qu’on m’a donnée, des respects qu’on m’a inculqués, des préjugés qu’on m’a imposés. Tu penses à Louise malgré toi, j’en suis sûr. Elle est belle, douce, spirituelle, distinguée, elle m’aime. Quelle autre réunirait à mes yeux plus d’avantages ? Eh bien ! je n’épouserai pas Louise. Je n’y aurais même jamais pensé si on ne m’avait parlé de mariage au plus fort de mon amour. Louise elle-même n’en aura jamais l’idée. Elle sait bien, la pauvre fille, qu’elle est de celles qui servent à nos plaisirs, que nous aimons de toute notre âme et que nous abandonnons quand la jeunesse a sonné sa dernière heure. Elle ne se dit pas qu’un jour je l’abandonnerai, elle ne saurait y songer sans mourir. Elle s’étourdit, elle fait comme moi, elle se borne à jouir de ces belles années si fugitives, et elle ferme les yeux afin de ne pas voir celles qui suivront. Quel mépris cependant de pareilles réflexions vous inspirent pour vous-même ! Quoi ! cette maîtresse si chère, si adorable, qui vous aime d’une affection si désintéressée, qui marchait dans l’innocence et la pudeur, et qui volontairement s’est perdue pour vous ; quoi ! celle par qui vous existez, qui vous donne chaque soir une heure du ciel et des souvenirs qui vous feront si courte la journée du lendemain ; quoi ! la femme qu’a choisie votre cœur sera vaincue un jour par la femme qu’aura choisie votre raison ! C’est impossible. L’amour proteste contre cette