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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/658

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qu’il a pu dégager son originalité et réparer les lacunes de sa première éducation d’artiste.


I

Dans une lettre qui a été publiée, M. Alexandre-Gabriel Decamps nous apprend lui-même « qu’il naquit le troisième jour du troisième mois de la troisième année de ce siècle, et qu’aucun autre prodige ne signala sa naissance. L’enfant, ajoute-t-il, montra d’abord d’assez mauvaises dispositions : il était violent et brutal, bousculant ses frères ; l’on n’en augurait rien de bon. Il atteignit ainsi l’âge où son père jugea à propos d’envoyer ses enfans au fond d’une vallée presque déserte de la Picardie, pour leur faire connaître de bonne heure, disait-il, la dure vie des champs.

« Je ne sais ce que mes frères y apprirent. Quant à moi, j’oubliai bientôt et mes parens, et Paris, et ce que notre bonne mère avait pris tant de soin de nous montrer de lecture et d’écriture. Je devins, en revanche, habile à dénicher les nids, ardent à dérober les pommes. Je mis la persistance la plus opiniâtre à faire l’école buissonnière, — car il y avait une école en ce pays-là, — et si le magister a rarement vu ma figure, il n’en saurait dire autant de mes talons. J’errais alors à l’aventure, parcourant les bois, barbotant dans les mares… Après trois années environ de cet apprentissage rustique, roussi par le soleil, suffisamment aguerri à courir nu-tête, et parlant un patois inintelligible, je fus ramené à Paris, dont je n’avais plus nulle idée. J’y fis longtemps la figure que fait un petit renard attaché par le cou au pied d’un meuble. Ma pauvre mère, à qui ce mode d’éducation déplaisait horriblement, parvint enfin à m’apprivoiser et décrasser un peu, et je fus livré à l’inexorable latin. Durant des années, les bois, les larrils, les courtils (friches, herbages), me revinrent en mémoire avec un charme inexprimable ; parfois les larmes m’en venaient aux yeux. Peu à peu le goût du barbouillage s’empara de moi, et ne m’a plus quitté depuis. »

Ces détails ont leur importance, et on me pardonnera de les avoir cités. Ils donnent la clé de bien des choses qui paraissent inexplicables ou plutôt inconciliables dans les œuvres de M. Decamps. Cet enfant de Paris, violent et indocile, dont on n’augure rien de bon, qui, à l’âge où les impressions sont ineffaçables, passe aux champs plusieurs années à faire l’école buissonnière, à dénicher des nids, à barboter dans les mares, qui, plus tard, ramené brusquement au milieu de la vie fiévreuse de la grande ville, songe dans la cour de sa pension, et les larmes aux yeux, à la campagne,