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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/885

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traits. Et quand bien même il eût voulu lutter contre l’évidence de ces témoignages, n’avait-il pas eu entre les mains une preuve plus irrécusable encore? pouvait-il se méprendre sur la nature de la poudre si soigneusement cachée dans le double fond de l’étui, et qu’un hasard providentiel lui avait révélée?... Et aux preuves matérielles venaient se joindre dans cet esprit défiant, comme autant de preuves morales, les paradoxes insensés qu’il avait débités le soir même, et dont il se faisait sans pitié l’application. N’était-elle pas liée, pauvre femme ! à un être laid, infirme, dégoûtant, quinteux? Il ne se faisait pas d’illusions sur les charmes de sa personne et de son caractère. Une dot considérable ne lui était-elle pas assurée? Après lui, un avenir brillant s’ouvrait devant elle : plaisirs du monde, plaisirs du cœur, un mari de son choix, beau, aimable, elle pouvait tout rêver, prétendre à tout... Ces réflexions avaient parcouru pendant plus d’une heure, comme une lave brûlante, la tête de Marmande, et lorsque l’entrée du domestique vint l’arracher à sa solitude, son parti était pris : un juge égaré allait punir. Le comte, quittant le salon, se trouva sous le vestibule en face de Kervey, qui revenait de sa promenade nocturne.

— Bonsoir, George! dit le marin apostrophant son ami. Puis, reconnaissant à la clarté de la lampe l’effrayante altération qui décomposait les traits du jeune homme. — Comme tu es pâle! qu’as-tu donc? ajouta-t-il.

— Que puis-je avoir? J’ai sommeil, reprit Marmande d’une voix brève.

— George, tu me caches quelque chose, répliqua le marin avec une tendre sollicitude.

— Quoi? un crime peut-être ! Bonsoir. — Et ce disant, le comte se dirigea brusquement vers l’escalier.

La catastrophe de la soirée avait jeté une sourde inquiétude dans l’âme de Kervey. Sans s’expliquer pourquoi, il se trouvait dominé par les plus noirs pressentimens. La pâleur mortelle du comte, l’amertume étrange de ses réponses vinrent redoubler les tristes dispositions de l’esprit du marin, et, allumant un nouveau cigare, il sortit de la maison pour calmer par la promenade l’agitation de son cœur.

A l’entrée de Marmande dans la chambre de sa femme, Anna, assise près de son lit, un livre de prières à la main, lisait avec ferveur. Une bougie éclairait seule la chambre, et sa lumière se jouait en reflets capricieux dans le liquide verdâtre dont était remplie la carafe qui s’élevait sur la table de nuit près du flambeau. La jeune femme déposa immédiatement son livre, puis, frappée de la pâleur livide répandue sur le front du comte : — Etes-vous malade, monsieur? dit-elle d’une voix pleine d’intérêt.