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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/886

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— Pardonnez-moi, madame, de vous déranger à une heure si indue; mais j’aurais à vous entretenir d’affaires importantes qui ne souffrent aucun retard.

— Je suis à vos ordres, monsieur, reprit Anna, tout émue de la solennité de ce préambule.

Le comte ajouta, après une pause, du ton d’un juge qui prononce un arrêt sans appel : — Vous m’avez apporté en mariage deux mille quatre cents livres de rente, je vous compléterai six mille francs : demain vous quitterez cette maison et irez vivre dans votre famille, où il vous plaira.

À ces paroles si inattendues, la comtesse porta la main à son front, comme si cet arrêt de séparation si brusquement rendu confondait sa raison. — Oh! monsieur, dit-elle après une pause, vos paroles sont-elles sérieuses?... Dois-je en croire le témoignage de mes oreilles?... Ne suis-je pas le jouet d’un rêve?

L’étonnement plein de douleur répandu sur les traits d’Anna n’échappa point à son mari; mais, loin d’exciter quelque pitié en son cœur, il ne fit que l’affermir dans son implacable résolution. Fixant sur la jeune femme des yeux étincelans de mépris : — Croyez, madame, que je n’ai pas pris la liberté de vous déranger à une heure aussi indue pour vous entretenir de projets en l’air. Les paroles que vous venez d’entendre expriment une volonté immuable à laquelle vous obéirez, j’espère, avec résignation.

— J’ai toujours, monsieur, religieusement respecté vos volontés, reprit Anna, s’efforçant de dominer l’émotion suprême de son cœur. Quel que soit le sort qu’elles puissent me réserver, je saurai m’y résigner en épouse fidèle et courageuse. Cependant, avant d’accepter une condamnation sans appel, laissez-moi vous demander quels sont mes torts. Comment vous ai-je offensé? Que vous ai-je fait?

Et la comtesse, joignant les mains, attacha sur son mari des regards pleins de larmes.

— Permettez-moi, madame, pour moi, et peut-être pour vous, de décliner cette explication. En épouse fidèle et courageuse, vous acceptez le sort que ma volonté vous fait : que faut-il de plus? Que pourrait amener une explication? Une scène d’emportemens et de larmes! Dans notre intérêt à tous deux, nous devons l’éviter. Si une explication de ma conduite vous est nécessaire, donnez-vous-la vous-même; vous en trouverez cent : mon caractère aigri, insociable, mon désir de fuir le monde, de vivre seul, de ne plus être à charge aux autres, comme je le suis à moi-même.

En prononçant ces paroles, la voix émue du comte révélait d’une façon si poignante les souffrances de cette âme frappée d’une maladie incurable, qu’Anna oublia le sanglant outrage dont son mari venait de la flétrir. La femme au cœur d’ange ne vit plus que le pauvre