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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/524

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aussi profondément avec les passions d’un autre âge. C’est l’instinct profond d’une vive et forte nature qui cherche à tromper par de beaux rêves les ennuis de la réalité. Heureux qui peut ainsi trouver dans les fêtes de son imagination et de son cœur assez de ressources pour hiverner à l’abri, comme les voyageurs des mers polaires ! Heureux qui trouve dans les recherches du passé ou les aspirations de l’avenir la satisfaction de ses besoins moraux et l’oubli du présent ! Aux premiers siècles de notre ère, au milieu d’un monde corrompu, d’où toute vertu s’était envolée, quand nulle cité terrestre n’était digne d’occuper l’activité d’un homme bien né, où se réfugient les âmes élevées ? Dans la cité éternelle de l’idéal. Le christianisme et la philosophie fournissent aux grands cœurs l’objet d’amour que la patrie ne leur offre plus. Les nobles vies des stoïciens, des Plotin, des Porphyre, l’héroïsme des martyrs, conservent la dignité de l’âme humaine et prouvent la perpétuité de la vertu. Que de nos jours une ligue réunissant, sans distinction de sectes, tous ceux que passionnent les choses désintéressées proteste de même contre l’abaissement des caractères et des mœurs ! Toutes les bonnes choses sont solidaires : le culte de ce qui est pur et beau n’a vraiment de contraire que ce qui est servile et bas.

Par là renaîtra l’espérance, et ce qui semblait flétri fleurira ; la vie reprendra son prix, et ce qu’on appelle le scepticisme égalera les miracles de la foi. Quelque système en effet qu’on adopte sur l’univers et la vie humaine, on ne peut nier au moins que les problèmes qu’ils soulèvent n’excitent vivement notre curiosité. Lors même que la vertu ne serait qu’un piège tendu aux nobles cœurs, les espérances les plus saintes qu’une déception, l’humanité qu’un vain tumulte, la beauté qu’une illusion de nos sens, la recherche pure aurait encore son charme ; car, en supposant que le désespoir eût raison, en supposant que le monde ne fût que le cauchemar d’une divinité malade, ou une apparition fortuite à la surface du néant : rêve ou réalité, œuvre de lumière ou de ténèbres, ce monde est plein de mystères que nous sommes invinciblement portés à pénétrer. On peut en dire tout le mal qu’on voudra, on ne l’empêchera pas d’être le plus étrange et le plus attachant des spectacles. Nous lisons dans la Vie de saint Thomas d’Aquin que le Christ lui apparut un jour et lui demanda quelle récompense il voulait pour ses doctes écrits : « Nulle autre que toi, Seigneur, » répondit le docteur angélique. Le critique est plus désintéressé encore, et si la Vérité lui adressait la même demande, il serait tenté de répondre : Nulle autre que de t’avoir cherchée.


ERNEST RENAN.