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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/418

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est modus in rebus, et tout se borna à une démonstration théorique.

Dès les premières années de son règne, en 1803, Alexandre 1er créa la classe des cultivateurs libres, inconnue jusque-là. Soit que les esprits ne fussent pas suffisamment préparés à cette mesure, soit que la malveillance des autorités ait profité des formalités nombreuses dont elle était entourée, elle produisit peu d’effet. Elle reposait sur une base trop étroite. Pour garantir les droits légitimes du propriétaire et l’avenir du paysan, on exigea à la fois le rachat des personnes et d’une étendue considérable de terre (8 dessiatines, près de 9 hectares par âme). La loi autorisait, il est vrai, le propriétaire à mettre immédiatement les paysans en possession de la terre, pourvu qu’ils s’obligeassent solidairement à payer une rente fixe; mais en cas de non-paiement ou de paiement incomplet de la redevance stipulée, la sanction destinée à garantir les intérêts du maître n’était autre qu’un nouvel asservissement des paysans, dont l’émancipation avait un caractère précaire et conditionnel. En outre, les terres acquises par les laboureurs devenaient la propriété de la commune, et non la leur propre. Malgré ces défauts, la loi aurait produit des résultats utiles sans le mauvais vouloir des personnes chargées de l’appliquer, précédent instructif qui doit mettre l’empereur Alexandre II en garde contre le danger que ne put éviter Alexandre Ier.

Des formalités nombreuses avaient été imposées, disait-on, pour protéger les paysans et pour les empêcher d’accepter des conditions trop onéreuses : elles tournèrent contre eux en engageant les essais d’émancipation dans l’interminable filière du contrôle des autorités locales, du gouvernement de la province, du ministère de l’intérieur, du sénat, et enfin de l’empereur. Les tribunaux se refusèrent à sanctionner les mesures d’affranchissement inscrites dans les testamens, tandis que rien n’aurait dû infirmer la validité d’un acte de dernière volonté. On anéantit de cette manière beaucoup de déterminations utiles : de riches propriétaires n’ayant pas d’héritiers directs avaient légué à leurs serfs, avec la liberté, la quantité de terres prescrite par la loi, en ne leur imposant que des redevances au profit d’écoles ou d’établissemens de bienfaisance. Ces infortunés ne recueillirent que la ruine, ils consumèrent leurs dernières ressources en frais de justice, et tous perdirent leur procès. Une instance de ce genre faillit cependant réussir. Les paysans du comte Soltykof avaient rencontré un protecteur dans le cocher favori de l’empereur Alexandre. Ce cocher était lui-même un affranchi; il les fit entrer dans les écuries impériales, et ils suivirent l’empereur dans les campagnes d’Allemagne et de France, espérant profiter d’un moment favorable pour faire sanctionner le testament qui leur donnait la liberté. Ces pauvres paysans avaient succombé partout,