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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/110

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Qu’est-ce que les contrebandiers vous ont donc fait? Est-ce que ce ne sont pas de braves gens par hasard?

— Ils ne passent du moins pas tout à fait pour ça.

— Et moi je dis qu’ils en valent bien d’autres, et même qu’ils rendent des services. Est-ce que sans eux les pauvres gens pourraient se passer les petites douceurs du sucre et du café? N’est-ce pas grâce à eux que les fumeurs ont du tabac à bon marché?

— Et les filles des mouchoirs de cou pour rien, dit le villageois en affectant de tourner ses yeux vers le fichu de la belle paysanne.

Rosalie lui lança un regard furieux. — Oui, oui, dit-elle, c’est Ferréol qui me l’a donné; est-ce que j’ai jamais cherché à le cacher? Il m’a donné aussi ce peigne. C’est encore lui qui m’a donné le châle que j’avais mis dimanche, et bien d’autres choses... Il est si bon, Ferréol! Il est aussi bon que courageux. C’est un homme, celui-là; personne ne peut se vanter de lui avoir jamais fait peur. Et vous me demandez si je l’aime? C’est vraiment risible! Je l’aime de tout mon cœur, je n’aime que lui, je ne me marierai jamais qu’avec lui. Me croyez-vous faite par hasard pour devenir la femme de quelque gros pataud de paysan ? — Rosalie, va donc traire les vaches; Rosalie, as-tu fait la soupe pour les veaux? Rosalie, as-tu arrosé le fumier? — Allons donc !

La jeune fille était arrivée au plus haut point d’exaltation. Piérin se tint pour averti.

— Qu’est-ce qui vous parle de traire les vaches? répondit-il du ton le plus humble. Écoutez-moi sans vous fâcher, Rosalie; c’est la dernière fois que je vous parle de ces choses-là. J’ai plus de cinquante journaux de terre[1] à moi appartenant. Dix ne valent pas grand’chose, mon père les a eus du partage des communaux; mais le reste est le rognon du pays. Est-ce qu’il n’y a pas là bien de quoi payer un domestique et une servante pour soigner le fumier et traire les vaches? Ah! si vous vouliez, Rosalie ! Je ferais remettre à neuf tout notre logement; j’achèterais cheval et voiture pour vous mener à la ville les jours de foire et de marché. Quand nous passerions dans la rue, les gens diraient : « Quelle est donc cette belle dame, qui a ces beaux rubans? — Eh mon Dieu! c’est la femme du maire de Fraroz. » Je ne suis pas maire encore; mais Louis Godard, qui a l’écharpe présentement, veut absolument se retirer, et le diable s’en mêlerait, si je n’étais pas nommé à sa place. Voyons, Rosalie, est-ce que tout ça ne vous tente pas un peu ?

Rosalie n’avait pu entendre, sans y prendre un certain intérêt, le programme séduisant que Piérin venait de dérouler avec tant de

  1. Le journal vaut environ trente-six ares.