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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/212

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tume, pour satisfaire, par un contraire exagéré, un désir plus délicat, plus sentimental… » Et le malheureux jeune homme ajoute, avec un accent de désespoir grotesque qui produirait le plus grand effet à la scène dans la bouche de quelque bouffon célèbre, d’Arnal par exemple : « Je n’emplis que la moitié d’un cœur ! On m’a mesuré, on m’a trouvé incomplet ! Je ne suis qu’une addition ! je ne suis qu’un complément ! » Il est impossible de faire entendre plus clairement quel est le genre d’infériorité qui désespère Roger : le spectre de ce mari aux larges épaules, aux bruyans pectoraux, ne cesse de le poursuivre, de le railler, de persiffler son élégante faiblesse et ses capacités amoureuses trop limitées. Il le poursuit tant et si bien qu’enfin un jour il veut se convaincre par ses propres yeux de la supériorité de son rival, et qu’il contemple et nous fait contempler une des pantomimes les plus animées et les plus révoltantes que jamais romancier ait osé décrire.

Tel est ce livre suave que de trop indulgens amis ont bien voulu qualifier de poème. C’est une lecture attristante, mais par compensation monotone et ennuyeuse au dernier degré. Ni les caractères ni les passions ne sont dignes d’intérêt, et quant à la donnée, elle ressemble à un parti-pris paradoxal. Ce livre a cependant un mérite que je ne veux pas nier, c’est une certaine habileté licencieuse. Les poses, les attitudes secrètes des deux amans sont comme photographiées ; il y a une certaine précision plastique dans toutes les peintures du plaisir. Si M. Feydeau, comme je le lui conseille, se décide à faire une édition illustrée de son roman, une édition de luxe avec gravures, le dessinateur n’aura qu’à copier le plus exactement possible la prose qu’il aura sous les yeux.

Si les étrangers jugent de la société française par les peintures que nos modernes romanciers leur en envoient, ils doivent prendre de nous une assez triste opinion. Je les avertis donc patriotiquement qu’ils ne doivent accorder au témoignage de nos romanciers à la mode qu’une confiance limitée, et que les tableaux qu’ils leur présentent comme des scènes de la vie française sont des tableaux exclusivement de la vie parisienne, et encore de la vie parisienne prise dans certains quartiers et dans certaines conditions. Nos modernes romanciers connaissent leur quartier, et ne connaissent pas autre chose ; toute la vie humaine tient dans le cercle étroit où ils vivent, et ils jugent le monde d’après le spectacle borné qu’ils ont sous les yeux. Ils mettent en scène leurs amis et connaissances, ils s’y mettent eux-mêmes, et ont épuisé tout leur trésor d’observations lorsqu’ils vous ont raconté l’histoire de leur ménage, les petites péripéties de leur vie errante, les aventures plaisantes de tel atelier ou de telle table d’hôte. Quand une fois ils vous ont dit qu’il leur.