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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/409

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Quelques jours après cet entretien, voici la lettre que reçut Mme de Fernelles :

« Je suis arrivé à Paris ce soir; demain je pars pour le Sénégal, Il me semble que je vous écris d’outre-tombe, car j’ai dit adieu à Lucette dans la journée. La pauvre enfant n’a rien soupçonné. Cependant elle avait des larmes dans les yeux quand je suis parti. Depuis plusieurs mois, c’était la première fois que je la quittais. Elle toujours si résignée et si soumise, elle m’a dit: « Ne t’en va pas, » avec un accent où il y avait une tendresse impérieuse et presqu’irritée. Elle s’efforçait de sourire, mais tout à coup son regard a pris un éclat humide qui a failli amener chez moi une explosion de passion et de douleur. Son visage tel qu’il était en ce moment, je l’emporte dans mon cœur; c’est un portrait vivant fait par un maître immortel que je garderai tant que j’appartiendrai à ce monde. Je n’ai pas voulu qu’elle m’accompagnât. J’avais hâte de la quitter. J’éprouvais ce sentiment terrible qu’inspire l’agonie des êtres aimés. J’avais le désir et la terreur d’en finir avec ce déchirement suprême. Quand je me suis trouvé seul en voiture, je me suis mis à sangloter. Je sentais tomber le long de mes joues ces larmes abondantes et chaudes qui nous donnent une sorte de volupté pendant qu’elles coulent, parce qu’elles sont toutes chargées de notre bonheur, de notre bonheur qu’elles emportent comme les pluies d’orage emportent les fleurs ou la verdure d’un champ dévasté.

« Puisque je l’aimais ainsi, comment ai-je pu la quitter? Voilà ce que je veux vous dire en quelques mots. J’ai songé à la prendre hardiment pour ma femme. J’ai rejeté cette pensée, non point certainement par déférence pour l’opinion d’autrui : ceux qui m’auraient le plus sévèrement blâmé contractent tous les jours, aux applaudissemens de tous, les seules unions que je trouve vraiment dignes de mépris; mais, quoique profondément pénétré de certaines vérités qui ne peuvent être niées de nos jours que par des vanités intéressées ou puériles, j’ai gardé pour mon nom, pour mon nom que je ne désire transmettre à personne, une sorte de respect solitaire et farouche. Je suis le dernier rejeton d’une longue lignée où l’on a toujours suivi, en vue d’un certain idéal, à coup sûr, car ce n’est pas en vue de la fortune, qui n’a jamais rien eu à démêler avec aucun de nous, où l’on a toujours suivi, dis-je, des lois que je ne veux pas enfreindre. Je n’insisterai pas sur ce point-là davantage; vous qui me connaissez, vous m’avez compris. Seulement voici ce que je me suis dit et ce que je répéterais à la face du monde entier, sûr d’être cette fois avec la vérité, avec l’honneur : c’est qu’il ne peut s’élever contre moi ni d’entre les vivans, ni d’entre les morts, aucun blâme dont je doive avoir cure : s’il est vis-à-vis de