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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/527

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qu’elle se décide à paraître, cette chose mystérieuse, si bien gardée, si bien défendue, si bien cachée, qui s’appelle ici le douro.

Au centre de ce bivouac, improvisé pour quelques heures seulement, s’élevait la tente du kaïd, surmontée de ses trois boules de cuivre et du croissant, et précédée de l’étendard arabe aux trois couleurs, qui accompagne partout les chefs militaires. Deux fort beaux chevaux tout sellés étaient entravés devant la porte. À l’intérieur, il y avait des tapis, des coussins, des armes posées dans les coins, un ample chapeau de paille accroché au pilier de la tente, avec une jolie tasse en argent ciselé suspendue par un long cordonnet de soie rouge à glands d’or. Tel est, mon ami, l’aspect le plus ordinaire des tentes de guerre ; celle-ci ressemblait en outre à un prétoire, tant il y avait de cliens empressés d’y trouver place, tous une bourse à la main et causant de la grande affaire du moment, de règlemens de compte, de déficits, d’erreurs, de chicanes d’argent. Le kaïd en occupait le centre et le fond ; il donnait des ordres, expédiait ses chaouchs, et de temps en temps recevait lui-même et comptait de ses propres mains je ne sais quel impôt, soldé en monnaie de cuivre, qui passait aussitôt dans une grande bourse à fond d’or, où j’avais cru d’abord qu’il mettait son tabac. C’est un homme de quarante-cinq ans au moins, très grand, très maigre, très beau, avec l’air ennuyé qui sied bien au commandement, beaucoup de dignité d’allure, le teint jaune ardent, la physionomie impérieuse et douce, les yeux admirables ; il était vêtu de blanc comme un lévite, ce qui le rajeunissait un peu, sans burnouss, coiffé seulement du voile, enveloppé du haïk et des gandoura d’été, irréprochable par la blancheur des étoffes et négligé par la mise comme un grand seigneur en déshabillé de maison. Il fut affectueux pour Yandell et poli pour moi. Sans se rendre compte au juste de ce que nous faisons l’un et l’autre dans son pays, l’un avec sa plume et son baromomètre, moi avec ma boîte à couleurs et mes crayons, il admet qu’un homme aime à s’instruire et qu’il ait beaucoup à apprendre en venant chez lui. D’ailleurs, pour peu qu’on ne ressemble pas à tout le monde, du moment qu’on n’a pas d’industrie reconnue, qu’on n’est pas mercanti, comme ils disent, la curiosité s’attache à vos démarches, et en pareil cas un étranger a toujours beau jeu près des Arabes. Tout ce qui se marque sur le papier passe à leurs yeux pour de l’écriture ; toute écriture est d’intérêt public. Pourquoi im peintre ne serait-il pas un espion politique ? La politique est au fond de leur vie, de leurs espérances et de leurs soupçons.

Quand le moment fut arrivé de lever la séance, le kaïd se fit amener son cheval. Ses cavaliers se mirent en selle ; ses musiciens se groupèrent en ligne derrière lui. Le porte-étendard s’empara