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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/65

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Jamais nom ne fut plus exact, car elles vont toujours au galop, courant sur un lit de poussière, volant comme un char mythologique au milieu d’un nuage, avec un bruit aérien tout particulier de grelots, de claquemens de vitre et de coups de fouet. On dirait que chaque voiture porte un message. Que le cocher soit Provençal, Espagnol ou Maure, la vitesse est la même ; la seule chose qui varie, ce sont les procédés pour l’obtenir. Le Provençal aiguillonne son attelage avec des blasphèmes, l’Espagnol le harcelle à coups de lanières, le Maure l’épouvante avec un cri du gosier effrayant. Lucrative ou non, cette industrie pleine de verve a pour effet le plus certain de mettre également tous les voituriers de bonne humeur.

C’était Slimen en personne qui me conduisait dans son voiturin peint en jaune clair, et appelé la Gazelle. Slimen est un jeune Maure qui se civilise. Il parle français, regarde effrontément les étrangères et s’arrête aux cabarets pour y boire du vin. Il était frais rasé, dispos, joyeux, tout habillé des couleurs de l’aurore, culotte blanche, veste gris-perle, écharpe rose, et portait, comme une femme au bal, une fleur de grenadier piquée près de l’oreille. Menant son équipage d’une main, de l’autre il fumait une cigarette, et chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour exciter ses bêtes, des bouffées odorantes lui sortaient des lèvres. J’avais pour voisin de droite un vieux Maure à figure courtoise, qui rentrait honnêtement de son jardin avec une récolte d’oignons et d’oranges mêlés confusément dans un cabas de paille. En face de moi, un nègre maçon, éclaboussé de chaux vive, se dandinait au cahot des roues, souriant à des idées joyeuses qui lui remontaient à tout propos dans l’esprit. Au fond, trois Mauresques de mine évaporée babillaient sous leuis masques blancs ; elles sentaient le musc et la pâtisserie, et leurs haïks s’échappaient par les fenêtres comme de légers pavillons.

Ainsi attelé, ainsi conduit, ainsi accompagné, par un beau temps, par un beau soleil, l’air matinal entrant à pleines portières, égayé moi-même et comme enivré par la sensation de la vitesse, emporté dans un tourbillon mêlé de lumière, de poudre ardente et de bruit, j’aurais pu me croire entraîné vers la ville la plus vivante et la plus joyeuse de la terre. La route est sans ombre, et tout ce qui l’avoisine est poudré à blanc. Les deux berges sont garnies d’aloès qui n’ont plus ni forme animée ni couleur, et d’oliviers plus pâles que des saules ; l’extrémité se perd dans une perspective noyée de blancheurs et de brume. Partout où quelque chose remue sur cette longue traînée de poussière, rendue plus subtile encore après six mois de sécheresse, on voit s’élever des nuages, et quand le moindre vent passe sur la campagne, la tête alourdie des vieux arbres semble se dissoudre en fumée. Quelquefois on côtoie la mer ; plus loin,