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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/66

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c’est le faubourg de l’Agha, bordé de restaurans, de buvettes et d’auberges, qui forment depuis le champ de manœuvre jusqu’à Alger, et comme pour scandaliser la ville sobre où l’on buvait de l’eau, une sorte d’avenue sacrilège consacrée surtout à la vendange ; puis des terrains vagues où bivouaquent tout le jour des bataillons d’âniers avec leurs ânes, venus les uns et les autres des tribus, et non pas des plus riches ; enfin un endroit désolé, consumé de soleil, calciné même en plein hiver, pareil, pour la couleur et pour le désordre, à un vaste foyer dont il ne resterait plus que les cendres. Au fond se cache une petite fontaine en maçonnerie blanche, tandis que près de la route, accroupies, quelque temps qu’il fasse, sur un tertre nu, des négresses marchandes de galettes attendent, rangées en ligne et dans une tenue sinistre, la chance impossible d’un ânier qui voudrait manger. À droite, le vieux fort turc, qui sert aujourd’hui de pénilencier militaire, s’élève au milieu d’un fourré d’aloès pareil à des faisceaux de sabres brisés, et tourne du côté de la mer ses embrasures armées. La mer, qui de distance en distance continue d’apparaître, est splendide, d’un azur doux, moiré de larges raies couleur de nacre. Des chevaux s’y baignent, la queue au vent, la tête haute, les crins abondans et peignés comme des cheveux de femme. Ils entrent dans l’eau jusqu’au ventre, et se cabrent sous leurs palefreniers. À l’horizon, des voiles maltaises découpent leur triangle blanc, pareil aux ailes relevées en ciseaux d’un goéland qui pêche.

Un peu plus loin commence un second faubourg, ou, pour mieux dire, l’Alger moderne, grande rue droite, avec des maisons à six étages, quelque chose comme un tronçon de rue des Batignolles. Un palmier subsiste en cet endroit, tu le connais ; il est toujours là, le pied muré dans un bloc de plâtre qui le déshonore et ne l’empêchera pas de mourir. Son large éventail ne reverdit plus, les noires fumées tourbillonnent autour de sa tête stérile, la pluie froide des durs hivers crispe son feuillage hérissé : il ressemble au peuple qui l’a planté ; comme lui, il est morne, mais il dure ; peut-être lui survivra-t-il. Le mouvement augmente et fait pressentir une ville. Voici le bureau arabe, ancienne maison turque, toute blanche, très pittoresque, autour de laquelle il y a toujours un va-et-vient de cavaliers, de messagers avec leur gibecière en sautoir, de chaouchs armés de cannes, de spahis en livrée rouge. En face, c’est une boucherie, avec de maigres animaux parqués le long du mur et liés par les cornes à des anneaux. La porte est ouverte et permet d’entendre des cris d’agonie. Des égorgeurs à mine farouche, le couteau dans les dents, saisissent des moutons pantelans, et les emportent avec des gestes de Médée. Ce sont des Mzabites, car le désert fournit à