Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/802

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment moral, lien premier et essentiel de la société humaine, et la comédie nouvelle des Athéniens témoigne hautement, sous ce rapport, de son action bienfaisante. Elle rendait tous les jours plus chers les pères aux enfans, le frère au frère, l’épouse à l’époux; elle rapprochait même le maître et l’esclave, le citoyen et l’étranger; elle rendait plus odieuses les cruautés et les brutalités de toute espèce. Tandis que le monde grec était en proie aux barbares, elle voulait qu’il n’y eût plus de barbares, et tâchait de faire comme une seule famille du genre humain. Les philosophes qui poursuivent ce travail pendant tout le IIIe siècle ne font que continuer une œuvre déjà bien avancée par les socratiques au IVe. Et, pour ne parler que de ceux-ci, on pourrait dire qu’en vain leurs systèmes étaient aristocratiques, leur instinct ne l’était pas. Ils ne s’y sont pas trompés, ceux qui ont condamné Socrate. Leur indépendance à l’égard des traditions religieuses suffit pour montrer qu’ils ne sont pas véritablement du côté du passé, même lorsqu’il le semble, même lorsqu’ils le croient. Et à ce seul signe l’esprit moderne reconnaît en eux des frères. Par là leur philosophie est encore aujourd’hui toute vivante, leur action se perpétue; elle ne sera à son terme que le jour où le fantôme des superstitions, dissipé enfin à la lumière qu’ils ont les premiers allumée, aura cessé de peser sur l’humanité, réveillée pour jamais d’un lourd sommeil.

Je ne doute pas, quant à moi, que l’impatience que leur causait l’obstination aveugle des croyances populaires n’ait été pour beaucoup dans la défiance que la multitude leur inspirait. Un sentiment pareil arrachait à Voltaire des cris de colère contre la foule qu’il croyait vouée à l’erreur et au fanatisme pour toujours. Rien n’indispose autant à l’égard du grand nombre les esprits distingués et les cœurs ardens que de le voir se trahir lui-même et prêter sa force à ce qui l’accable. Les socratiques ne peuvent oublier que le peuple a tué Socrate. À ces ressentimens généreux se mêlent les suggestions moins pures de l’orgueil, je l’ai dit: mais je dirai aussi qu’à quelques préjugés, à quelques mécontentemens qu’ils obéissent dans leurs protestations anti-démocratiques, cependant, par cela seul qu’ils raisonnent et qu’ils apprennent au monde à raisonner, ils travaillent au profit de la démocratie véritable, et leur génie agit dans un sens tout contraire aux intérêts de leurs passions[1]. Ces laconisans ont plus fait que qui que ce soit pour la grandeur d’Athènes, puisqu’ils l’ont faite la maîtresse du genre humain et lui ont assuré à jamais l’empire des esprits. Ces amis du

  1. Cela est très bien démêlé et développé dans le livre de M. J. Denis, Histoire des Théories et des Idées morales dans l’antiquité.