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soucieux avant tout du beau parler, qui, en honorant son talent par ses sentimens nobles et ses sages pensées, semble pourtant les subordonner à ce talent même, et faire en éloquence ce qu’on a appelé de l’art pour l’art. Après Balzac, qui déjà n’est pas du même ordre qu’Isocrate, après Fléchier, qui est moindre encore, on n’en trouve plus. S’éprendre à ce point de la parole pour elle-même est un trait de l’esprit grec, que l’esprit français ne goûte pas ; plus il s’est dégagé et reconnu, moins il a avoué cette rhétorique. Aussi nos prosateurs les plus élégans et les plus habiles à manier la phrase ne se verraient pas volontiers comparés à Isocrate, et cependant, si on ne considère que le goût et le beau langage, il n’en est guère à qui cette comparaison ne fit honneur. Seulement elle ne tiendrait compte ni des saillies d’un esprit original, ni de la nouveauté dans les idées, ni de la vivacité polémique, ni des généreuses ardeurs de l’âme, ni de tout ce qui fait enfin la différence entre un Cicéron et un Isocrate. Et ce que je dis de l’esprit français, je devais le dire en général de l’esprit moderne, qui, à mesure qu’il se développe, met plus de prix aux qualités qui ne sont pas les plus éminentes dans Isocrate, et se détache de celles qui le recommandent le plus. Aujourd’hui la prédication, par sa solennité extérieure, retrace seule une faible image de cet art oratoire disparu; l’église a conservé ainsi quelques formes de la vie antique qui sont loin pourtant de nous la rendre. Dans nos mœurs civiles et politiques, l’orateur est un officier public qui, prenant la parole en vertu de certaines fonctions, s’explique plutôt qu’il ne pérore devant d’autres officiers publics, et en présence d’un auditoire restreint, enfermé dans une salle étroite. Il est de plain-pied avec ceux à qui il parle, il consulte des notes et lit au besoin; il ne fait pas des harangues, mais des conférences. L’éloquence plus libre des réunions populaires en certains pays n’est pas pour cela plus imposante, sauf des accidens extraordinaires, tels que les démonstrations d’O’Connell. En général, le bruit du discours parlé se perd dans celui de la parole imprimée, bien autrement retentissante et universelle, et celui-ci même subjugue par le redoublement et la continuité de son action plutôt que par la grandeur et l’éclat des voix qui le composent. L’œuvre oratoire, étant devenue chose de tous les jours, s’accomplit avec des façons de tous les jours ; elle se réduit de plus en plus à une simple communication entre égaux, à une sorte de conversation soutenue; un homme qui cause supérieurement en parlant tout seul est aujourd’hui un grand orateur. Ce prestige qui mettait l’orateur antique à part et au-dessus de la foule,