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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/835

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cet échafaudage qui faisait d’un discours quelque chose d’aussi composé et d’aussi artificiel qu’une tragédie, ne subsiste plus. La rhétorique est donc bien déchue, et comment ne le serait-elle pas, lors- que les arts même qui s’adressent à l’imagination vont aussi donnant de moins en moins aux formes solennelles et à l’appareil classique? Quoique le nom de la rhétorique soit resté dans nos études, il n’y a plus véritablement ni rhétorique ni rhéteurs. On enseigne aux jeunes gens les élémens de l’art d’écrire, on ne façonne plus les hommes faits au métier d’orateur dans des écoles dont les exercices les retiennent toute la vie; il n’y a plus d’institution oratoire comme l’entendait Quintilien. Ainsi l’idéal des modernes en fait d’éloquence s’éloigne toujours davantage de celui que poursuivait Isocrate, et qu’il s’est flatté plus d’une fois d’avoir atteint.

Ici se présente la question si vaste et si complexe des transformations du goût selon les temps, et des lois de progrès suivant les uns, de décadence suivant les autres, auxquelles les littératures obéissent. Je ne voudrais pas m’y perdre, et, la réduisant au contraire le plus possible, je me bornerai à me rendre compte des effets probables du mouvement que j’ai signalé. D’une part, si on dédaigne le beau langage, si on n’y veut plus donner qu’à son corps défendant, comme disait Fontenelle en parlant de ce qu’il appelait le sublime, on est en danger de tomber dans la vulgarité, je dis à la fois dans celle de la langue et dans celle de la pensée; la langue sera effacée et sans couleur, la pensée n’aura plus de distinction ni de dignité. D’un autre côté, une certaine indifférence aux élégances de la forme est l’effet naturel et légitime d’une plus vive préoccupation du fond; le travail du style suppose un loisir qui n’est pas toujours donné à la pensée, et dont c’est quelquefois son droit et même son honneur de se passer. La prose de Voltaire par exemple, tout excellente et tout étonnante qu’elle est, me paraît la moins isocratique qui soit au monde. C’est qu’il n’y en a pas de plus active et de plus pressée d’agir. Ce n’est plus un sculpteur qui taille amoureusement une œuvre d’art, c’est un novateur impatient de se répandre et d’occuper l’attention publique, qui n’a pas plus tôt fini une tâche, qu’il en recommence une autre, et regarde comme perdues les semaines, sinon les journées, où il n’a pas imprimé. Voltaire est le digne héritier de la littérature classique par sa grâce et son élégance naturelle, mais par son improvisation facile il est le père d’une autre littérature toute différente. Nous plaindrons-nous d’avoir eu Voltaire et d’avoir été emportés par lui loin de la Grèce? ou plutôt ne dirons-nous pas avec Molière : « Les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant? » La recherche curieuse des belles formes était d’ailleurs en harmonie avec cette sérénité de l’esprit