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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/97

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s’appelle un tour ! La femme du fruitier[1] de Mouthe était un peu malade ; que fait mon finaud ? Il envoie chercher le médecin à Nozeroy, bon ; le médecin arrive avec sa voiture. Pendant qu’il est à ses micmac près de la malade, que fait mon malin ? Il fourre sa marchandise dans le coffre de la voiture, bon ; pour deux mille francs de cachemires, rien que ça ! Hein, Renobert, si tu avais ça pour tes filles ? C’est pour le coup qu’il faudrait monter sur des échasses pour leur parler ! Pour lors mon fin renard prend la traverse et va attendre la voiture de l’autre côté de la seconde ligne. Patatras, patatras, la voiture arrive ; bon. — Pardon, docteur, je crois que vous avez quelque chose à moi. — Quelque chose à vous ? Pas un fétu. — Oh ! que si, docteur ; vous allez bien voir. — Il saute comme un chat sur la voiture, qui allait encore, et puis, ma foi, il ouvre le coffre et prend son paquet. — Merci, docteur ; quand vous reviendrez à Mouthe, tâchez donc de me le faire savoir, — Et le voilà qui gagne aux jambes par les communaux. En voilà un tour ! Quand je vous dis que, depuis que le monde est monde, Ferréol n’a jamais eu son pareil !

Thérèse n’avait pas attendu la fin du récit ; ces tristes exploits de son amant lui étaient trop pénibles à entendre. Avant de rentrer chez sa mère, elle voulut faire un tour aux champs pour avoir le temps de se remettre des pénibles émotions qu’elle venait d’éprouver. A peu de distance du village, elle aperçut, venant droit à elle à travers champs, une vieille femme toute dépenaillée, comme on dit dans le Jura, dans laquelle elle reconnut la vieille Piroulaz, l’espionne, la mouche des douaniers de Mouthe, qui, pour prix de ses services, fermaient, disait-on, les yeux sur un trafic clandestin qu’elle faisait de sucre, de café et d’étoffes de peu de valeur. Thérèse était trop foncièrement honnête pour qu’une telle femme ne fût pas pour elle un objet d’instinctive antipathie ; elle commença par hâter le pas pour ne pas se laisser atteindre, mais bientôt elle se ravisa. Si Tony était à Mouthe, la vieille devait certainement le savoir ; Thérèse se décida à l’attendre.

— Jésus-Maria, est-on assez jolie ! dit l’espionne en abordant la jeune villageoise. Autant de louis d’or que ces yeux-là ont déjà fait tourner de têtes ! A quand cette noce ? Un beau garçon, je parie.

La vieille femme avait posé à terre un panier plein de marchandises prohibées, et elle s’était mise à en tirer divers objets.

— Ah ça ! reprit-elle, qu’est-ce qu’on va lui vendre à cette jeunesse ? Du sucre, du café, pour fêter les galans…

— Merci, mère Piroulaz, répondit Thérèse ; de sucre et de café, il n’en entre guère chez nous, et de galans encore moins.

  1. Fromager.