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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/182

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revue des deux mondes.

que dans moins d’une centaine d’années on ira en partie de plaisir visiter les Montagnes-Rocheuses, converties en jardins anglais, tandis qu’un nouveau Barnum montrera le dernier Indien à prix d’or. Sur cette hypothèse, je vais me coucher. Il est six heures et demie du matin à Nohant, mais ici il n’est encore que minuit.

Chicago, 3 septembre.

Soixante lieues d’herbe drue en pays plat, interrompu seulement à de grandes distances par une ondulation de terrain ou un bouquet d’arbres. Cette partie, depuis Madison, porte le nom de North-Prairie ; mais à mesure que l’on approche de Chicago, la poésie disparaît devant l’agriculture, qui a remplacé les plantes folles par des pommes de terre et du blé, les bisons farouches par des vaches paisibles, les villages indiens par des fermes entourées de clôtures, de vergers et de hautes meules de paille. Des troupeaux de moutons paissent, enfouis dans les trèfles roses jusqu’au ventre ; des bandes d’oies et de canards barbotent dans les fossés d’irrigation qui sillonnent la prairie dans tous les sens ; de grosses Allemandes au nez en l’air, aux appas rebondis, donnent la pâtée à des régimens de porcs aux soies brunes ; des laboureurs vigoureux poussent leurs charrues dans un sol léger, où le soc poursuit son sillon large et droit, sans risquer de s’ébrécher contre les pierres, profondément enfouies dans cette terre généreuse : des garçons meuniers, enfarinés comme des Pierrots, haut-perchés sur leurs chevaux blancs, suivent les chemins boueux qui se déroulent comme des serpens noirs sur l’immense tapis vert. Enfin ce qui était un désert il y a dix ans est aujourd’hui la Beauce des États-Unis.

Chicago est un frappant exemple de la volonté et de la puissance de la civilisation dans l’ouest ; c’est une ville aux rues larges, aux maisons de pierre, de brique et de bois, qui s’est élevée comme par enchantement sur l’emplacement d’une vaste forêt dont les fûts rasés se voient encore dans les faubourgs. En 1838, il n’y avait là qu’un petit fort en terre et en madriers, habité par une vingtaine de soldats, pour protéger la frontière contre les Indiens. À présent c’est une riche et puissante cité qui compte plus de cent vingt mille âmes, c’est la capitale de l’ouest, et après New-York la ville la plus importante que nous ayons rencontrée.

Voilà vraiment le beau, le grand côté de l’Américain ! C’est, en vingt ans, de savoir changer la face de toute une contrée. On est surpris, je te l’assure, quand on vient de franchir les immenses régions encore désertes que nous laissons derrière nous, de tomber au milieu de ces rues populeuses, flanquées de maisons collées en bloc, qui poussent à vue d’œil. Les convois de marchandises em-